En octobre 2020, un groupe d’adolescent·es tentait de s’engager dans un débat sur les religions et la laïcité avec une secrétaire d’État venue les rencontrer à Poitiers. Cette entrevue clôturait une semaine de réflexion dans le cadre d’un projet d’éducation populaire porté par la Fédération nationale des centres sociaux et socioculturels de France (FCSF), le « Réseau jeunes ». Ce qui devait constituer un temps de délibération démocratique provoqua finalement la colère de cette personnalité politique, puis une saisine de l’Inspection générale.
L’étonnement des autrices et de l’auteur devant le caractère inattendu et la violence de ce moment critique – au cours duquel un discours d’autorité est venu se substituer à la discussion – a motivé l’écriture du présent article. Comment faire sens d’un tel événement et des réactions politiques et médiatiques qu’il a provoquées, et plus largement d’une série de questions touchant l’éducation populaire, et affectant plus largement le monde associatif ? Cette situation, point de départ de notre réflexion, nous semble emblématique des difficultés que peuvent rencontrer, dans leurs rapports avec des institutions publiques, des pratiques associatives d’éducation populaire qui cherchent à mettre en œuvre et à réinventer un projet éducatif critique, à visée émancipatrice et démocratique.
La première section de l’article précise la démarche réflexive qui a présidé à sa rédaction.
Dans la seconde section, nous rendons compte de l’événement qui nous intéresse ici, et nous nous appuyons sur des travaux relatifs aux usages politiques des notions de laïcité et de République pour interroger l’écart entre l’esprit de la loi de 1905 et ce qui apparaît comme une réinterprétation étatique dogmatique de ces principes. Nous abordons ensuite deux types de transformations à l’initiative de l’État, que nous analysons comme centrales dans leurs conséquences sur les rapports avec l’éducation populaire et en rupture avec son projet historique émancipateur : la logique de restructuration continue des services publics depuis 2007, et la réforme de l’agrément « Jeunesse et éducation populaire » inscrite dans le cadre d’une vaste révision des rapports entre pouvoirs publics et associations, et incarnée par le décret sur le « contrat d’engagement républicain », en application de la loi dite « contre le séparatisme » du 24 août 20211. Dans un quatrième temps, nous nous questionnons plus largement sur le paradoxe entre, d’un côté, une forte demande étatique de participation (appelant l’esprit critique des participant·es) comme remède à une « crise démocratique » et, de l’autre, le développement d’actions de restriction et de répression par les institutions publiques des structures « artisanes de la participation » : de quoi ce hiatus est-il le révélateur ?
Démarche de recherche
Deux des trois autrices et auteur du présent article collaborent régulièrement avec la fédération des centres sociaux de la Vienne dans le cadre de projets de recherche collaborative, dont l’un a porté sur le « Réseau jeunes », le dispositif pédagogique qui constitue le point de départ de notre réflexion. Dans les jours qui ont suivi « l’incident » relaté dans la prochaine section, en octobre 2020, des salarié·es et bénévoles de la fédération, et l’auteur et les autrices du présent article se sont engagé·es dans des échanges. Cette réflexion s’est formalisée à partir de la rentrée 2022. D’octobre à décembre 2022, cinq réunions nous ont permis d’établir les faits puis de mutualiser les résultats d’une veille relative à des événements qui, dans l’éducation populaire et dans d’autres expériences associatives, nous semblaient faire écho à celui vécu dans la Vienne, autour d’un questionnement : dans quelle mesure l’incident d’octobre 2020 pouvait-il être considéré comme caractéristique (et analyseur) d’une problématique plus globale ? L’ensemble des événements repérés constituait-il des « indices2 » de transformations en cours – en termes de libertés associatives, de statut de la parole des jeunes et de formes de participation, de relations entre l’État et le secteur associatif ? Les analyses croisées de cet incident, sur la base de l’expérience des actrices et acteurs et d’une réflexion inscrite dans la tradition de la théorie critique, ont été conduites dans le souci de ne pas considérer les faits comme des problèmes isolés, mais bien « comme les effets d’une structure sociale globale3 ». Le présent article poursuit ainsi une visée de problématisation. Il cherche à caractériser un ensemble de discours (des jeunes, des politiques, médiatiques, etc.) sur la base d’un ensemble de travaux critiques en philosophie politique, sociologie du travail associatif, histoire de la laïcité (Spitz, Baubérot, Carrel, Hély, etc.) qui nous offrent une grille de lecture multiréférentielle.
Il nous faut préciser le statut des extraits d’articles de presse utilisés dans la prochaine section. Ils ont joué un rôle dans l’établissement des faits que nous proposons d’analyser. Il s’agit de récits de « l’incident », que nous avons confrontés aux souvenirs des actrices et acteurs de la fédération témoins directs de cet événement, qui ont pu confirmer la fiabilité des extraits retenus. Ensuite, ces passages nous intéressent en tant qu’ils témoignent, et d’abord participent de la constitution d’un « discours4 » relatif aux objets qui nous intéressent ici (la parole des jeunes, la laïcité, la participation, l’éducation populaire). De la même manière, des travaux d’acteurs et d’actrices de la société civile (L.A. Coalition par exemple) permettent d’éclairer la perception qu’ont ces derniers et dernières des positions de l’État.
La notion d’éducation populaire connaît différentes interprétations selon les périodes, les courants et ses porte-parole. En France, l’éducation populaire comme politique publique d’État s’est progressivement institutionnalisée (avec des nuances et des conflits selon les périodes) autour d’un consensus républicain5. En nous inspirant des travaux de Francis Lebon et Emmanuel de Lescure6, nous regroupons sous cette étiquette d’« éducation populaire » des pratiques éducatives (qui s’en réclament ou non), posées comme condition de l’exercice démocratique de citoyen·nes réputé·es capables, en mobilisant des méthodes pédagogiques souvent opposées au modèle scolaire, dans une visée émancipatrice. Cette visée d’émancipation concerne l’ensemble des processus qui permettent aux individus et aux groupes de sortir des places qui leur sont assignées socialement7. Concernant les publics, Jean-Michel Ducomte et Jean-Paul Martin8 incluent dans la définition de « l’éducation populaire » une attention portée au « plus grand nombre », et « d’abord [à] la classe la plus pauvre ».
Pour les centres sociaux comme pour les autrices et l’auteur, l’événement de Poitiers révèle un « différend9 » de conception démocratique. Nous nous référons ici aux travaux de sociologie politique de Marion Carrel pour comprendre ce différend. Dans ce cadre, la notion de participation est mobilisée en lien avec la démocratie participative, entendue « comme une articulation des formes classiques de démocratie représentative avec des procédures de démocratie directe10 ». La participation citoyenne peut être ainsi argumentée – c’est le cas des centres sociaux – comme une école de la démocratie au sein de laquelle les individus et les groupes font l’apprentissage du débat raisonné sur l’intérêt général et la chose publique. Deux dimensions structurent la démocratie participative : la participation dans le sens de partage de pouvoir dans la prise de décision, et le débat ou délibération (échange public d’arguments au sens de Jürgen Habermas). La dimension délibérative est majeure et renvoie à une conception où l’objectif, à travers la participation, est de faire émerger et vivre le conflit démocratique, ainsi que de rendre public (publiciser) les problèmes vécus par les citoyen·nes.
Le « Réseau jeunes » 2020 : une expérience d’éducation populaire à l’épreuve de « l’intégrisme républicain » ?
En octobre 2020, la FCSF organisait à Poitiers la dixième édition du « Réseau jeunes », selon des visées de développement d’espaces de participation et de délibération11 et un idéal démocratique qu’elle inscrit dans la tradition de l’éducation populaire, en référence à un modèle de développement du pouvoir d’agir (DPA). Cette réflexion amène notamment à développer une « pédagogie de l’engagement12 ».
Le cœur du dispositif national est un séjour de quatre à cinq jours. Sa particularité est d’accueillir un public d’adolescent·es (les « jeunes participant·es ») auxquel·les d’autres jeunes (« les jeunes moteurs ») proposent, accompagné·es par des adultes (animateurs et animatrices de centres sociaux et structures partenaires de la fédération), des activités parmi lesquelles des débats sur une thématique qui constitue le fil rouge du séjour. Pendant plusieurs mois, en amont du séjour, les jeunes moteurs sont acteurs et actrices d’une réflexion permettant le choix du thème. À la fin du Réseau, ils et elles présentent les résultats de leurs réflexions à des invité·es (acteurs et actrices des centres sociaux et élu·es) afin que le débat se prolonge au-delà du temps du « Réseau jeunes ».
Le « Réseau jeunes national 2020 » s’ouvre le 19 octobre, dans un contexte pour le moins sensible. Le thème retenu par les jeunes moteurs pour ce Réseau est celui des religions13. Samuel Paty, professeur d’histoire, a été assassiné trois jours plus tôt, après un cours sur la liberté d’expression durant lequel il avait montré deux caricatures de Mahomet publiées par Charlie Hebdo. Tout au long de la semaine, les jeunes débattent et élaborent un ensemble de propositions14. Les organisatrices et organisateurs du Réseau, suivant la demande des jeunes moteurs qui espéraient la présence d’actrices nationales et d’acteurs nationaux, ont sollicité Mme El Haïry, secrétaire d’État chargée de la Jeunesse et de l’Engagement. Celle-ci est présente le 23 octobre, lors de la restitution des travaux. Une députée, des élu·es locales et locaux, des élu·es et salarié·es des centres sociaux, des représentant·es d’institutions sont également présent·es. Mais cette rencontre avec Mme El Haïry ne se passe pas comme espéré : « dialogue compliqué », « refus de dialogue », « rencontre manquée », « dialogue de sourds », « Sarah El Haïry se braque face à la jeunesse »…
Dans les faits, certain·es jeunes ont proposé une critique de la laïcité et une réflexion sur la liberté d’expression qui ont heurté la secrétaire d’État. D’autres ont dénoncé les violences et les discriminations policières. Si, selon les témoins de la rencontre, les jeunes ont tenté de s’engager dans un dialogue, ils ont rapidement provoqué des réactions très vives de la secrétaire d’État : « Il faut aimer la police […]. Elle ne peut pas être raciste, car elle est républicaine ! » Le dialogue est impossible, l’expression même des jeunes semblant invalidée (« Je ne peux pas laisser dire ça ! »). La laïcité n’est pas objet de discussion, et la conception qu’en a la secrétaire d’État est affirmée de manière dogmatique. En réponse à une proposition des jeunes, elle affirme : « Les religions n’ont pas leur place à l’école, un point, c’est tout. Vous êtes des mineur·es, la laïcité est là pour vous protéger ! » Elle décrit l’école comme un « lieu vibrant de la construction libre, un sanctuaire de la République, hors de l’espace et du temps ».
La secrétaire d’État présente une lecture idéologique (plutôt que juridique) de la laïcité. Il y a d’un côté la laïcité, dont la définition et les formes ne se discutent pas ; de l’autre, des jeunes qui se fourvoient dans des interprétations erronées, « sont perdu·es », « croient » que, ne savent ni ne comprennent ce qu’ils et elles devraient savoir et comprendre. Les jeunes ne sont en aucun cas considéré·es comme des « interlocuteurs valables ». Le 13 novembre, un tweet du ministre de l’Éducation nationale (« La République n’est pas à la carte ») confirme ce qui est perçu par les actrices et acteurs de la Fédération et les jeunes comme un déni de liberté d’expression. À la demande de Mme El Haïry, une inspection est diligentée à l’encontre des centres sociaux et de ses partenaires. Le rapport d’inspection15 semble considérer que la parole de ces jeunes ne constitue pas une perspective légitime, mais bien une forme de transgression, l’expression d’un dysfonctionnement dont il s’agit d’identifier les causes, d’ailleurs suggérées très tôt : l’incompétence ou l’impréparation des animateurs et animatrices. Ainsi, « ce que [la secrétaire d’État] interroge, avec cette inspection, c’est l’encadrement : comment ces jeunes ont-ils pu, après plusieurs jours de travail avec des adultes, en arriver à une telle expression ? » … Une inspection qui, bien sûr, « ne remet pas en cause la liberté de paroles des jeunes », précise Mme El Haïry. Ainsi les encadrant·es et leurs partenaires n’ont pas correctement fait leur travail. Ils et elles se sont montré·es ignorant·es d’un modèle (jamais explicité dans le rapport) qui aurait dû faire référence pour elles et eux. Le rapport contient deux recommandations que nous commentons plus loin16, l’événement du « Réseau jeunes » devenant prétexte à une restriction des libertés associatives17. Ce rapport et ces recommandations constituent deux types d’entraves aux libertés associatives évoquées par L.A. Coalition18 : discursives et réputationnelles d’une part, matérielles et financières d’autre part19.
Il est ainsi suggéré que porter un regard critique sur la laïcité revient à lui porter atteinte : la frontière entre la transgression effective de la règle et son commentaire est abolie. Cette posture fait écho à l’analyse de Jean-Fabien Spitz lorsqu’il constate que « tout plaidoyer en faveur d’une conception alternative de la République et des principes sur lesquels elle repose » est compris comme « une atteinte à cette même République et à la liberté »20. Le discours sur la laïcité constitue un puissant analyseur de ce phénomène. Dans l’esprit de la « nouvelle laïcité », ou « laïcité falsifiée » – expression contemporaine du « courant moniste et intégrationniste de la laïcité »21, il ne s’agit plus simplement « d’amener les citoyens à respecter extérieurement les droits d’autrui […], mais de les faire adhérer intimement aux “valeurs républicaines”, et au “mode de vie” qu’on leur associe ». Cette affirmation obsessionnelle des « valeurs républicaines », sans possibilité de discussion, est caractéristique de ce que Spitz décrit comme un « intégrisme politique », et que Jean Baubérot qualifie, pour sa part, d’« intégrisme républicain » :
Tous les aspects complexes de la réalité, qui pourraient amener à nuancer le propos, à relativiser quelque peu la lutte menée, à tenir compte de facteurs divergents voire contradictoires, se trouvent dévalorisés. […] « Quiconque n’est pas pour moi est contre moi. » […] Aucun moyen terme n’est possible : tout ce qui ressemble à un compromis est intolérable compromission22.
Contre une démocratie définie comme espace permanent de conflictualisation et de débat, est affirmé l’idéal d’une « République » définie par des « valeurs », intangibles, échappant à la délibération, au joug desquelles les personnes sont soumises, et au-delà des limites (étroites) desquelles expression et délibération ne sont plus permises.
C’est ainsi une « idée de République » bien particulière que les « intégristes républicains » mobilisent pour « faire taire toute dissidence, toute évocation de la réalité des conflits et des divisions qui menacent l’adhésion aux institutions », rejetant « hors du débat démocratique toutes les questions liées non seulement à la répartition de la richesse, mais aussi et surtout à l’histoire coloniale, au racisme, à la différence religieuse, au pluralisme culturel »23. Spitz poursuit ainsi, d’une manière qui fait écho à la position de la secrétaire d’État selon laquelle les discriminations policières ne peuvent exister : « La chose est entendue : le racisme n’existe pas dans ce pays, pas plus que les violences policières […]. » Cet intégrisme républicain réduit au silence « les débats sur la place de la religion dans la société au nom d’une laïcité intégriste ».
Cette nouvelle laïcité traduit une forme de « paternalisme libéral » qui limite la liberté du sujet, au nom d’un ordre public dont la définition est progressivement revisitée24. Alors que la démocratie exige « discussion entre intérêts divergents25 »…
La « République » est donc en train de devenir l’ennemie de la République, c’est-à-dire de l’émancipation et de la non-domination, et le discours « républicain » est en passe de se transformer en un discours de répression contre toutes les forces qui, au sein de la société, dénoncent les inégalités, les discriminations, la précarité […]26.
Les recompositions par l’État de ses relations avec l’éducation populaire agréée
L’analyse des réactions provoquées par le discours des jeunes du Réseau au prisme des travaux de Baubérot et Spitz montre que cette situation, même si elle est extrême, peut être lue comme le symptôme de nouveaux types de relations entre l’État et les associations, notamment agrées « Jeunesse et éducation populaire », a fortiori si nous historicisons cette analyse.
En effet, depuis 1945, le modèle des rapports entre État et associations de jeunesse et d’éducation populaire s’est basé sur une relation historiquement étroite et constitutive – même si ambivalente et non linéaire – de reconnaissance du rôle associatif de formation critique des citoyen·nes dans l’exercice démocratique. Depuis les années 1980, ce consensus est exposé à des mises à l’épreuve majeures qui viennent déconstruire progressivement la logique de confiance qui prévalait.
La place historique du projet politique émancipateur de l’éducation populaire dans l’appareil d’État « Jeunesse et sports »
L’éducation populaire en tant que politique publique d’État est restée en France assez clandestine. Deux périodes institutionnelles ont cependant plus particulièrement formalisé un rôle de formation critique et démocratique associé à l’éducation populaire dans l’appareil d’État, qui débutent, l’une en 1944, et l’autre en 1998.
En 1944, l’ambition politique qui préside au sein de la Direction de la culture populaire et des mouvements de jeunesse, rattachée au ministère de l’Éducation nationale, est une conception humaniste de l’engagement au service du développement d’une conscience critique des jeunes et des adultes, pour un service public et civil de l’éducation populaire : « un nouveau mouvement qui ne se recommandait, lui, que du respect des esprits et de la liberté critique27 ».
Le mouvement d’institutionnalisation de l’éducation populaire en lien avec l’État s’établit ainsi progressivement autour d’un consensus républicain qui lui reconnaît de favoriser l’accès au savoir et à la culture pour que des citoyen·nes réputé·es capables puissent s’exercer démocratiquement28.
Entre 1998 et 2001, Marie-George Buffet, alors ministre de la Jeunesse et des Sports, réactive et réactualise cette définition d’un projet politique émancipateur de l’éducation populaire en lançant une démarche d’« offre publique de réflexion sur l’avenir de l’éducation populaire comme travail de la culture dans la transformation sociale29 ».
Si la notion d’éducation populaire est de retour dans les discours depuis le milieu des années 1990, sa finalité démocratique, émancipatrice et nécessairement critique, elle, n’est toujours pas précisément déclinée et soutenue par une politique publique explicite à son égard. Bien au contraire, les mouvements successifs de réforme de l’État liés à l’introduction du nouveau management public, et le récent changement de doctrine à l’égard des associations – avec l’introduction du contrat d’engagement républicain dans le cadre de la loi du 24 août 202130 « confortant le respect des principes de la République » – viennent contredire substantiellement le consensus sur lequel s’étaient bâties les relations entre l’État et les acteurs et actrices de jeunesse et d’éducation populaire depuis 1945.
La réduction et la reconversion du périmètre de l’intervention étatique
Un double mouvement de réorganisation permanente recompose les relations de l’État aux associations. Celui-ci se traduit, d’une part, par un processus continu de réduction des effectifs de la fonction publique d’État (« Action publique 2022 » visant une suppression de 160 000 postes dans la fonction publique d’État). D’autre part, l’administration publique se recompose en modifiant son organisation, son périmètre d’intervention et ses missions31. Ces restructurations s’accompagnent d’une modification des modalités de financement et de contrôle des actions associatives (baisse des financements de fonctionnement au profit de marchés publics et de réductions fiscales, appels d’offres, hausse des dispositifs fléchés, etc.) qui instrumentalise les associations et fragilise leur indépendance.
Ce contexte conditionne les rapports entre les associations de jeunesse et d’éducation populaire et le service public historique « Jeunesse et sports » (regroupés dans le cadre de la Révision générale des politiques publiques en 2007 au sein de directions départementales interministérielles, puis, lors de la réorganisation de l’État dite « OTE32 » – pour « nouvelle organisation territoriale de l’État » –, transférés à l’Éducation nationale au 1er janvier 2021).
Les effets de cette réforme sont observés tant par les personnels de ces services publics que par leurs interlocutrices associatives et interlocuteurs associatifs : instabilité et sous-effectif des services, éloignement des services d’État dans leurs relations aux associations et recentrage sur des missions régaliennes. À cette dégradation des services publics s’ajoute un fléchage croissant des financements en faveur de dispositifs dits « d’engagement » des jeunes (Service national universel et Service civique – relevant tous deux du Code du service national et non du Code de l’éducation), au détriment des financements qui soutenaient le fonctionnement et les actions d’éducation populaire associatives. Ces réformes aboutissent à réduire les associations à une fonction d’opératrices et à déposséder les personnels des services dédiés à la jeunesse, à l’engagement et aux sports de toute une culture fondatrice de leurs métiers liée à la reconnaissance, à l’accompagnement et à la formation des dynamiques associatives d’éducation populaire33. Ce nouveau mode de relations est basé sur une mise à distance des acteurs et actrices, en parallèle de la poursuite du démantèlement de l’État social (désétatisation, externalisation, etc.) qui nourrit ce que Matthieu Hély appelle la « quatrième fonction publique34 » – mais sans les protections statutaires et les avantages des fonctionnaires.
Le contrat d’engagement républicain : un changement majeur de doctrine
Au-delà des effets des mouvements de réforme de l’État, la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République introduit un changement fondamental de relations entre État et associations.
Cette loi contre le séparatisme était en gestation depuis le début du premier quinquennat d’Emmanuel Macron35. Elle prévoit des dispositions spécifiques aux associations ainsi qu’aux fondations (articles 12 à 23). Elle étend en particulier l’obligation de neutralité des services publics à des partenaires privés non lucratifs auxquels est confiée l’exécution d’un service public (les entreprises ne sont pas concernées) et renforce le contrôle des associations et de leurs financements. Elle institue (article 12) l’obligation de signer un contrat d’engagement républicain (décret publié le 1er janvier 202236) pour toutes les associations et fondations bénéficiant de subventions publiques ou d’un agrément de l’État et prévoit une extension des possibilités de dissolution administrative des associations (article 16). L’organisation signataire doit respecter sept engagements du « contrat » et a l’obligation d’en informer ses membres par tout moyen. Le « contrat » est opposable par les autorités en cas de non-respect (l’article 5 précise les conditions de retrait des subventions publiques). La notion de subvention ne se limite pas aux transferts financiers mais couvre aussi bien les avantages en nature (mise à disposition de personnels, locaux ou matériels, etc.). L’article 5 introduit une nouveauté en étendant l’obligation de répondre des engagements, au-delà des dirigeant·es d’associations, à ses salarié·es, membres et bénévoles.
Outre ces dispositions, le contrat insiste sur le fait que l’association ou la fondation « s’engage […] à respecter […] les symboles de la République », « à ne pas remettre en cause le caractère laïque de la République » et « à s’abstenir de toute action portant atteinte à l’ordre public ». Ce dernier point est développé dans l’engagement n° 1 du « contrat » :
Le respect des lois de la République s’impose aux associations et aux fondations, qui ne doivent entreprendre ni inciter à aucune action manifestement contraire à la loi, violente ou susceptible d’entraîner des troubles graves à l’ordre public. L’association ou la fondation bénéficiaire s’engage à ne pas se prévaloir de convictions politiques, philosophiques ou religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant ses relations avec les collectivités publiques. Elle s’engage notamment à ne pas remettre en cause le caractère laïque de la République.
Une réforme régalienne de l’agrément « Jeunesse et éducation populaire »
Le champ d’application du nouveau contrat d’engagement républicain implique tous les agréments d’État, dont celui attribué aux associations de jeunesse et d’éducation populaire. Auparavant à durée illimitée, depuis la loi du 24 août 2021, il est désormais attribué pour une durée de cinq années. L’envergure du champ d’application du contrat d’engagement républicain et ses menaces sur les libertés associatives ont fait l’objet de nombreuses analyses critiques, ainsi que d’un recours de vingt-cinq associations devant le Conseil d’État, le 1er mars 2022.
L’agrément « Jeunesse et éducation populaire », né en 1943, a certes toujours joué le rôle de filtre pour sélectionner les associations bénéficiant de soutien financier mais, depuis 1945, faisait l’objet d’une politique assez libérale. Le rapport de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche de 2021 va servir de point d’appui à un changement majeur de doctrine en préconisant, dans sa sixième recommandation, le réexamen des conditions de délivrance de l’agrément « Jeunesse et éducation populaire ».
Le contrat d’engagement républicain rompt en effet avec la logique de confiance qui prévalait dans la charte des engagements réciproques de 2014 entre le secteur associatif, l’État et les associations d’élu·es territoriales et territoriaux. Cette logique reconnaissait le rôle majeur que jouent les associations, y compris dans leur fonction « d’alerte et d’interpellation des pouvoirs publics ». Outre les deux premiers cas recensés de mise en œuvre du contrat d’engagement républicain depuis le décret (le planning familial à Chalon-sur-Saône, Alternatiba à Poitiers), ce changement de modèle risque d’entraîner la multiplication des interprétations arbitraires des points de rédaction imprécis du contrat, et surtout des effets d’autocensure et des dilemmes perturbateurs37 sur l’ensemble des pratiques associatives, notamment d’éducation populaire, qui accompagnent des actions collectives émancipatrices avec des visées de justice et de transformation sociale.
La nouvelle page qui s’écrit introduit un changement de référentiel qui enserre les libertés associatives par une ingérence de type « régalienne ». Elle pourrait bien constituer le levier d’une remise en cause inédite de l’éducation populaire civile et publique, et semble révéler un différend entre l’État et une partie du monde associatif quant au sens et aux conditions du travail démocratique. Nous proposons de montrer comment ce différend s’exprime sur le terrain depuis une quinzaine d’années.
Des divergences accrues entre l’État et la vie associative sur l’exercice démocratique
Le rapport n° 2021-003 de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGESR)38 suggère que certains propos tenus lors du « Réseau jeunes » de 2020 ont un caractère antirépublicain, alors que la Fédération des centres sociaux estime répondre à une directive publique39. Cette situation n’est pas anecdotique, elle relève d’une divergence de conception du travail démocratique et concerne une partie du monde associatif. Il devient difficile de cerner, dans le contexte de défiance actuel, les formes que peut (et surtout que ne peut pas) prendre la « participation citoyenne » que les associations sont censées favoriser. En empruntant les analyses de Marion Carrel sur les pratiques visant la participation des habitant·es des quartiers populaires, nous aborderons ici le paradoxe entre une forte demande étatique de politique participative (appelant l’esprit critique des participant·es) associée à une répression/restriction des structures se prêtant à l’exercice, illustré par quelques exemples de terrain.
Une commande participative inscrite dans un contexte de crise démocratique
Le développement des références politiques à la participation peut être compris comme une riposte à la crise actuelle des démocraties représentatives40. Nous rejoignons Carrel lorsqu’elle caractérise ainsi cette crise : un déficit d’égalité et de reconnaissance des minorités (selon l’expression bourdieusienne qu’elle cite, « les pauvres n’ont pas d’alternative entre se taire et être parlés »), un déficit de vertu citoyenne (les citoyen·nes se sentant moins concerné·es), un déficit d’information (le niveau de décision mal relié à celui de leur application) et, enfin, un déficit de légitimité des décisions prises par les représentant·es.
En appui des représentant·es élu·es, des procédures participatives doivent ainsi permettre aux citoyen·nes de critiquer, d’évaluer, de nourrir les décisions et les projets portés par ces représentant·es afin que la définition du juste demeure l’objet d’un débat pluraliste constant41.
Cependant, Carrel regrette que cette commande d’action participative citoyenne n’aille pas jusqu’à autoriser la transformation des règles du jeu démocratique42 et se résume à de l’information descendante ou du débat a minima, qui se limite à des enjeux locaux et évacue des questions politiques plus globales43. L’autrice relève deux objectifs des démarches participatives visant des effets internes sur les participant·es, et externes sur la sphère publique :
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accroître le pouvoir des minorités sur elles-mêmes et sur leur environnement – on peut en attendre que ce pouvoir soit reconnu et que sa première manifestation, donner son point de vue, soit encouragée et non réprimée ;
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mettre la réalité sociale et politique à l’épreuve sur des scènes publiques, grâce à l’enquête au sens deweyen – on peut en attendre que ces enquêtes commanditées aient des effets sur les décisions des gouvernants et, a minima, qu’elles soient entendues et prises au sérieux.
Dans le contexte français, ces deux objectifs sont ignorés ou, lorsqu’ils sont susceptibles d’orienter le sens de l’action, les artisan·nes de cette réussite se voient régulièrement reprocher, par des moyens coercitifs, la manière, le sens et les résultats de leur démarche.
Réalités de terrain : une répression organisée du secteur associatif
On peut noter un ensemble de situations d’affrontement entre l’État ou l’Administration et les « artisans de la participation », répertoriées par l’association L.A. Coalition44 selon quatre types d’attaques : discursives et réputationnelles, matérielles et financières, administratives et judiciaires, policières.
Notre analyse de près de cent trente situations de répression et restriction recensées par L.A. Coalition (pour la période 2008-2021) révèle que les structures incriminées partagent deux caractéristiques dans leur manière d’envisager le travail démocratique :
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la création de scènes publiques au sein desquelles différents savoirs et légitimités vont pouvoir se confronter ;
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la production d’un contre-pouvoir de type délibératif prenant une forme collective de groupes qui privilégient la négociation participative, les méthodes alternatives de résolution de conflits et/ou l’enquête collective.
Selon notre analyse, c’est au niveau de la définition des rôles et périmètres d’intervention que les paradoxes agissent pleinement. Nous proposons une classification des situations répertoriées sur le site de L.A Coalition en fonction de ces périmètres d’intervention.
Contexte de luttes d’habitant·es sur les questions qui les concernent : l’arbitraire contre les voies démocratiques
Une situation récurrente concerne les actions contre des décisions de bailleurs sociaux, ou des aménagements non concertés de l’environnement45. Par les réponses faites aux structures mises en cause (menaces, fausses informations, atteinte à la réputation), il s’agit d’étouffer les oppositions et, dans le meilleur des cas, de proposer un processus de capacitation du public visant l’accroissement du pouvoir des individus sur leurs conditions de vie (exemple : formation à la gestion des dépenses d’énergie permettant d’assumer une augmentation des loyers46).
À l’opposé, les « groupes de qualification mutuelle » observés par Carrel47 expérimentent l’émergence de contre-pouvoirs délibératifs capables de produire de véritables transformations parce que la coproduction de l’enquête est réalisée entre les usagères et usagers (habitant·es, groupes dominés, minorités, etc.) et les professionnel·les impliqué·es dans la problématique traitée (agent·es du service public, agent·es du logement social, policières et policiers, etc.). En problématisant la situation critique, l’enquête ouvre la voie de sa publicisation ; sans action collective, l’empowerment48 organisé par les institutions a toutes les chances de se réduire à une injonction participative supplémentaire.
Contexte de délibération sur les questions sensibles et polémiques : un travail associatif démocratique empêché
Les structures d’éducation populaire qui ont développé des actions participatives sur des thématiques très politisées (comme la laïcité et la religion) ont pris de grands risques (et probablement cela a-t-il été le cas du « Réseau jeunes »)49. Pourtant, la participation citoyenne organisée autour de questions sociétales majeures est considérée par Carrel comme une « école de la démocratie », au sein de laquelle l’individu peut faire l’apprentissage du débat raisonné sur l’intérêt général et la chose publique :
Alors que l’abstention électorale, le soupçon à l’égard des élus et, dans certains quartiers, la violence et le clientélisme affaiblissent l’action publique, les pratiques participatives permettraient de transformer la violence en conflit démocratique, au sens où l’entend Hannah Arendt. Le conflit démocratique s’incarne dans la confrontation d’arguments sur différentes scènes publiques, tandis que la violence se soustrait au débat public. L’espoir est alors d’ouvrir, via la démocratie participative, des espaces publics permettant par exemple au repli communautaire de se muer en « communautarisme civique » [...], et aux personnes éloignées de la parole publique d’acquérir une visibilité et une force politique50.
L’organisation d’espaces publics de délibération à partir de méthodologies pensées pour faciliter la parole, l’écoute et la production de savoirs offre des possibilités d’évolution des positions individuelles et collectives. Lorsque la participation est organisée de manière à contrôler les citoyen·nes et à éviter les conflits, la promesse de participation est déçue, comme dans le cas du « Réseau jeunes », et produit des effets délétères de renforcement des malentendus et des stéréotypes entre élu·es d’un côté, population de l’autre.
Contexte d’engagement auprès des publics précaires : le développement communautaire comme défi démocratique
Par leur engagement auprès des publics les plus précaires51, des associations œuvrent pour le développement capacitaire de la citoyenneté. Carrel considère le développement communautaire comme un défi démocratique :
Plusieurs collectifs militants et professionnels, ainsi que des chercheurs, plaident pour la reconnaissance des communautés de vie (territoriales, ethniques, religieuses ou générationnelles) comme éléments moteurs de la démocratie et interlocuteurs légitimes des pouvoirs publics […] le développement communautaire appelle à une transformation du travail social, très éloigné aujourd’hui de l’approche collective et ascendante de l’éducation populaire52.
Le débat sur la scène publique consiste à sortir de la sphère privée pour ouvrir des problèmes au jugement public, les rendre audibles, les problématiser, les publiciser et, dans le même mouvement, rendre visibles les acteurs et actrices. Ce processus est à rapprocher des traditions américaines visant la mise en généralité des problématiques personnelles (étape de conscientisation politique préliminaire à la définition d’une action collective pour agir sur l’environnement). Ces démarches développent des formes de contre-pouvoir délibératif qui demeurent indispensables à toute démocratie, en privilégiant la négociation participative, les méthodes alternatives de résolution de conflits et l’enquête collective.
Conclusion : de l’État de droit à l’État de surveillance ?
L’expérience du « Réseau jeunes » des centres sociaux montre clairement que l’association s’expose à des tensions. Dans le cas étudié, la manière d’aborder le sujet retenu comme prioritaire par les jeunes et préparé avec elles et eux a engendré d’abord une fermeture du dialogue avec l’interlocutrice de l’État, puis une sanction immédiate avec une mission d’inspection remettant en cause la franchise pédagogique et la confiance envers ce mouvement. C’est bien une logique répressive qui a prévalu (là où le différend aurait pu déboucher sur l’ouverture d’un dialogue), jusqu’à l’utilisation explicite de cet événement53 pour justifier ce qui prend la forme d’une sanction collective contre le monde associatif. Plus largement, sont interrogées les marges de manœuvre de l’éducation populaire (voire de l’ensemble du monde associatif) dans ses relations avec l’État, dans le cadre d’une part de la restructuration continue des services publics depuis les années 2000 (dont la récente intégration des services Jeunesse et sports à ceux de l’Éducation nationale), et d’autre part du nouveau décret portant sur le contrat d’engagement républicain. Ses dispositions sont libellées de telle manière qu’elles ouvrent une large porte à l’interprétation, au risque de soumettre de plus en plus les associations à des décisions arbitraires de la part de l’Administration et des collectivités, et donc de multiplier des contentieux, au détriment des libertés associatives. Ce nouveau régime de défiance et de surveillance enserre, avec une relecture régalienne, la fonction critique de l’éducation populaire associative.
Outre ces litiges et entraves, le risque d’autocensure et de découragement de l’engagement est particulièrement inquiétant dans une période où la crise de la démocratie de représentation s’accentue. Limiter ou interdire des espaces de débat et de liberté associative, c’est prendre le risque de radicaliser les positions. L’organisation d’espaces publics de délibération à partir de méthodologies pensées pour faciliter la parole, l’écoute et la production de savoirs offrirait au contraire des possibilités d’instruire démocratiquement les conflits. Les démarches issues de l’éducation populaire qui portent une fonction éducative critique, à visée émancipatrice et démocratique, peuvent y contribuer. Les expériences associatives empêchées, voire sanctionnées, ont en commun d’avoir cherché à lutter contre la dépossession de la capacité politique de groupes ou de questions minorisés. Au travers de la question de la repolitisation de l’éducation populaire, cette enquête s’interroge sur un point : jusqu’où l’État, au sens large, et les organisations politiques acceptent-ils que différentes formes de délibération et d’action collective conflictuelle participent de la renaissance des espaces démocratiques ?
On comprend ainsi les craintes exprimées tant par des penseurs et penseuses contemporain·es que par des collectifs citoyens menant une veille sur les questions relatives aux libertés associatives. Semble menacé un État de droit autorisant l’expression d’une fonction critique, dès lors qu’elle touche à des questions de société majeures ou politiquement vives. S’y substitue un État de surveillance dans lequel la complexité inhérente à toute vie démocratique est niée, en même temps que la possibilité de la conflictualisation.