Métanoïa, se laisser toucher

  • Métanoïa, Let Yourself Be Touched

Abstracts

Cette contribution donne à lire une expérience de vie, un parcours sentimental, et certains des savoirs sur lesquels cette expérience sentimentale et ce parcours ont été construits et qu’ils ont participé à construire. Elle prend appui sur un entretien entre Anne Dizerbo et Dave Bénéteau de Laprairie, l’une et l’autre chercheuse et chercheur. Interpellée par une formulation de Dave lors d’une conversation informelle indiquant « avoir été adopté par une petite amérindienne, qui s’appelle Fleur », Anne lui a proposé un entretien sur l’histoire de cette paternité. Les extraits de cet entretien que nous proposons en lecture participent au questionnement de la notion d’éducation sentimentale, en mettant au jour la manière dont les sentiments ont façonné un sujet et sont également façonnés par ce sujet.

This essay offers a reading of a life experience, a sentimental journey. It highlights some of the knowledge upon which this sentimental experience and journey have been shaped. At the same time, it reveals how these knowledges have contributed to its construction. The discussion is based on an interview between researchers Anne Dizerbo and Dave Bénéteau de Laprairie. In an informal conversation, Dave mentioned that he “had been adopted by a little Amerindian girl called Fleur”, prompting Anne to ask him about the history of this paternity. The extracts from this interview, which we present for reading, question the notion of sentimental education. They bring to light the way in which feelings have shaped a person, and are also shaped by that person.

Outline

Text

Avant-propos

Cette contribution émane d’un échange entre un chercheur et une chercheuse, Dave Bénéteau de Laprairie, docteur en sciences du langage, et Anne Dizerbo, docteure en sciences de l’éducation et de la formation. Ils appartiennent tous deux au pôle Initiatives en recherche biographique du GIS le sujet dans la cité (Sorbonne Paris Nord, Campus Condorcet) et y mènent des réflexions sur les enjeux, les ancrages théoriques et méthodologiques et les perspectives de la recherche biographique en éducation. À l’issue d’une réunion – lors d’une conversation informelle entre plusieurs collègues chercheurs à propos de leur vie avec leurs enfants –, Anne Dizerbo interroge Dave Bénéteau de Laprairie sur sa paternité et ce dernier lui répond : « Moi, j’ai été adopté par une petite amérindienne, qui s’appelle Fleur. » Fortement interpellée par cet énoncé, Anne a proposé à Dave un entretien sur l’histoire de cette paternité qui a été réalisé en trois temps : en visio, en raison de l’éloignement géographique du chercheur vivant en Guyane, en présentiel pour les deux premières séquences car il voyage régulièrement pour réaliser des documentaires, et à l’écrit pour la dernière. Il s’inscrit dans les perspectives épistémologiques et méthodologiques de la recherche biographie1.

Ce sont des extraits des transcriptions de cet entretien, choisis par l’auteur et l’autrice, qui vous sont proposés en lecture. Ils ne vous proposeront, dans cette contribution, ni analyse de l’entretien ni conceptualisation. Elles viendraient ici expliciter des propos qui leur apparaissent suffisamment clairs et « sachants » pour participer en l’état au questionnement de la notion d’éducation sentimentale, en mettant au jour la manière dont les sentiments ont façonné un sujet et sont également façonnés par ce sujet. Cette contribution donnera donc tout simplement à lire une expérience de vie, un parcours sentimental, et certains des savoirs sur lesquels cette expérience et ce parcours ont été construits et qu’ils ont participé à construire.

Extraits d’entretien

Pour en faciliter la lecture, les entretiens ont été épurés des hésitations donnant lieu à des répétitions. Les coupures entre les passages choisis ne sont pas mentionnées afin de ne pas entraver la lecture.

Première séquence 

Anne : – Tu m’expliques ce que tu entends par : « j’ai été adopté par une petite fille » ?

Dave : – La première fois que Fleur m’a interpellé, elle avait trois ans et demi, aujourd’hui elle va sur ses neuf ans. À l’époque, j’accompagnais des agriculteurs amérindiens Palikur dans le cadre de consultant associatif. Dans ce groupe, il y avait une jeune femme d’une trentaine d’années. Elle a fait la connaissance d’un homme appartenant à une autre communauté amérindienne habitant au Brésil. Ils ont eu des relations et la jeune femme est tombée enceinte. En l’apprenant l’homme est retourné dans sa communauté et n’a plus donné de nouvelles, il a fui sa responsabilité de père. Quelque temps après, une petite fille est née, elle a été appelée Fleur.
Trois années et demie sont passées… Un beau matin, la grand-mère de Fleur et sa mère m’interpellent en compagnie d’une autre femme âgée de la communauté, elles disent : « Ben, voilà Fleur, elle nous a parlé de toi. Elle a dit que son papa était venu hier. Nous lui avons répondu : – “Non, non, ton papa, il n’est pas venu hier.” – “Si, si, a-t-elle rétorqué, mon papa, il est venu hier.”
De fil en aiguille, elles ont compris que le papa dont il est question, c’était moi. Fleur racontait à sa grand-mère et à sa maman que j’étais son papa, et elle en était persuadée. Après des discussions pour dissuader la jeune enfant, elles ont trouvé leur courage de venir me rencontrer. Elles m’ont dit, en compagnie de leur fille : « Voilà, Fleur a dit que c’était toi son papa. »
Dans un premier temps, cela m’a étonné et m’a fait plaisir. Je me suis dit intérieurement devant cette charmante demoiselle qui se tenait en face moi, ayant des neveux et nièces, je veux bien être tonton Dave. Ce rôle d’oncle Dave me va à merveille : ne participer à l’éducation d’enfants que quand j’en ai la responsabilité. Car je sais que je suis un oncle qui sait être attentif et avenant, quand je ne fais pas le tour du monde. Ainsi, je réponds : « Bon, je préfère qu’on m’appelle tonton Dave, parce que j’ai déjà beaucoup de neveux, donc tonton Dave, ça me va très bien. » Surtout que j’ai un petit côté globetrotter [Rires]. Donc, des responsabilités de père au quotidien, pas tout de suite.
Puis, je m’agenouille à sa hauteur et je lui adresse la parole : « Bien écoute, s’il te plaît, répète après moi… Répète après moi, tonton Dave. » Et là, elle répète : « Tonton Dave. » Je lui souris. Je me relève et je regarde la grand-mère, l’autre femme âgée et sa maman : « Voilà, c’est bien. » Vivant auprès de différentes communautés amérindiennes situées dans des communes éloignées d’établissement scolaires, je savais qu’il est fréquent qu’un enfant soit confié à un autre membre de la famille ou qu’il soit hébergé dans une famille d’accueil. Ainsi, conscient de ces pratiques je dis à Fleur : « Répète encore », pour être sûr que ces mots sont bien imprimés dans son esprit de jeune enfant. Elle répète à nouveau timidement et poliment. Je suis satisfait. Nous finissons notre discussion avec les adultes. Pendant ce temps, elle est en train de me regarder, un peu penaude, mais dans sa pensée, elle a juste repéré des mots.
Et là je dis : « Bon, au revoir tout le monde. » Et à cet instant, Fleur répond : « Au revoir, papa. » [Rires.] Je me remets accroupi. Je lui redis : « Répète à nouveau : tonton Dave, tu dis tonton Dave. » Elle dit : « Tonton Dave. » Je dis : « C’est bien. » Et là, je me lève, je pars et là, elle redit : « Au revoir, papa. » Mais, vraiment le « au revoir Papa » qui transperce le cœur d’un homme. L’œil larmoyant, je n’insiste pas et je m’en vais.
Cet événement et ces propos m’ont marqué définitivement. Je recherche auprès de conseillers des avis. Ce qui m’interpelle et me trouble semble être le niveau d’engagement et de responsabilité qui m’incombe si j’endosse ce rôle de père. Je poursuis mes investigations, j’échange avec différentes personnes sur les représentations et perceptions autour du fait de dire « papa », sur ce que cela engage d’être responsable sur du long terme, pas seulement pour trois mois… ou entre deux escapades. Peu nombreux sont les conseils qui m’encouragent à assumer ce rôle.
Après quelques réflexions, je me suis dit : « C’est super ! C’est un cadeau qui vient d’en haut, qui vient de l’univers. De plus, il s’agit selon mon éthique de faire du bien à une petite fille qui n’a pas de papa, et qui vit dans une situation de précarité. C’est manifester de l’amour, de la compassion et de la gentillesse pour son prochain. » Des semaines ont passé et nous nous retrouvons avec un ami, voisin de la maison de Fleur. Elle décide de venir me saluer. L’ami en question interroge Fleur : « Alors, combien de papa as-tu ? » Elle répond : « j’ai trois papas. » J’ai trouvé cette réponse judicieuse et j’ai pu me positionner comme le troisième papa. Je ne suis ni le père géniteur, ni le beau-père, mais linéament le père symbolique, le papa de cœur. À la réponse donnée par Fleur, j’ai su quelle était ma place à ses yeux. J’ai accepté d’être ce père et d’être appelé Papa.
Quelques mois plus tard, je me suis retrouvé dans une situation inattendue, lorsque sa mère m’a appelé au téléphone. Elle m’a demandé si je pouvais venir chercher Fleur car elle souhaitait passer une semaine de vacances de Carnaval avec moi. J’ai été pris au dépourvu car j’habite à deux cents kilomètres de chez eux et je n’avais jamais pris en charge Fleur auparavant. Bien que l’idée d’avoir Fleur chez moi pendant une semaine m’ait semblé difficile, j’ai accepté de répondre à sa demande et de venir la chercher pour passer un week-end ensemble.
Après cela, à chaque vacance scolaire, je suis allé la chercher pour passer un week-end avec elle. Puis plus elle grandissait, plus notre relation grandissait, plus elle désirait rester plus longtemps. Moi, je découvrais les joies d’être père le week-end de temps à autre, et elle d’avoir un papa qui l’aime et prend soin d’elle.
Pendant la rédaction de ma thèse, j’ai affiché une photo de Fleur que sa mère m’avait donnée. Cette photographie avait été prise en classe. Elle est assise devant une table d’écolier où sont positionnée des feutres, un dessin. Sur la photo elle est studieuse. À côté de cette photographie collée sur le mur en face de mon bureau de travail, une autre photographie de nous deux était affichée. Je la porte sur le dos et nous courrons sur la plage avec, en arrière-plan, la mer. Je la trouve magnifique sur cette photo, et je suis fier d’avoir une si charmante fille. Parfois, quand je travaillais le matin, je regardais sa photo et cela m’émouvait en pensant à la beauté de la vie, et à la chance que j’avais d’avoir été choisi et de l’avoir acceptée. Cela m’a donné beaucoup de courage pour continuer mes recherches qui portent sur la langue palikur, parlée par sa communauté. Fleur a été une grande source de motivation pour m’aider à terminer et réussir ma thèse.
Quatre années ont passé, j’ai décidé de quitter mon domicile à Cayenne et d’habiter chez Fleur avec sa grand-mère, pour la voir grandir au quotidien. Maintenant j’apprends chaque jour à assumer le rôle de papa, ce n’est pas facile.

Fig. 1. Fleur Anaïs Norino et Dave Bénéteau de Laprairie, le 4 juillet 2019, plage de Cayenne

Fig. 1. Fleur Anaïs Norino et Dave Bénéteau de Laprairie, le 4 juillet 2019, plage de Cayenne

© Bénéteau de Laprairie, 2023, avec son aimable autorisation.

Fig. 2. Fleur Anaïs Norino et Dave Bénéteau de Laprairie, le 27 juillet 2023, plage de Cayenne

Fig. 2. Fleur Anaïs Norino et Dave Bénéteau de Laprairie, le 27 juillet 2023, plage de Cayenne

© Bénéteau de Laprairie, 2023, avec son aimable autorisation.

Anne : – C’est quoi le rôle de papa ?

Dave : – J’étais le plus souvent le tonton gâteau lorsque je rendais visite à mes neveux et nièces, pendant les week-end. Mais je n’avais jamais été un papa avant cette rencontre avec Fleur.
En vivant avec elle tous les jours, j’ai réalisé que je devais être plus conscient de mon rôle de père et poser des limites à ses sollicitations. Avant, quand je ne la voyais qu’un week-end par mois, je répondais à toutes ses attentes avec une grande attention et une intention précise sachant qu’une des phases de construction de l’enfance se joue autour de sept ans. Mais, maintenant que je suis présent tout le temps, je ne peux pas être aussi attentif, et je n’ai pas toujours le recul nécessaire pour m’occuper d’elle de manière optimale. J’ai donc dû apprendre à mettre des limites pour ne pas être épuisé mais continuer à adapter mes réponses à ces demandes. Donc, je commence à mettre des limites avec ma fille. Par exemple, à table, elle avait l’habitude de parler sans arrêt, maintenant je lui dis de laisser aussi s’exprimer sa grand-mère. Pour moi, le rôle de papa implique de mettre des distances avec son enfant.
Peu de temps après mon arrivée chez elles, j’ai vécu une expérience. Fleur m’a dit : « Toi, t’es pas mon papa. » Bien que cela ait été difficile à entendre, j’ai essayé de garder mon calme et j’ai simplement répondu « D’accord pas de soucis », parce que je savais qu’elle exprimait une insatisfaction, voire une déception. Plus tard, elle m’a demandé pourquoi j’étais méchant maintenant avec elle. Ce qui m’a fait réfléchir à mon rôle de père et à la manière d’équilibrer l’affection avec les limites nécessaires.
Je lui ai demandé de me dire ce qu’être méchant voulait dire pour elle. Elle m’a répondu : « Maintenant tu ne veux pas que je fasse ceci ou que je dise cela. » J’ai expliqué à ma fille : « Papa, il n’est pas méchant. Je veux que tu sois une fille bien éduquée et qui se comporte bien. Comme tu veux être une princesse, je t’apprends les bonnes choses à savoir, il ne suffit pas seulement d’être jolie, pour être une princesse, il faut être sage, à l’écoute et être intelligente. » Et j’ai expliqué à ma fille que c’est moi, son papa, qui lui apprend les bonnes manières et que je lui demande de faire certaines choses pour son bien. Je lui ai dit que cela s’appelle l’éducation. Je lui ai assuré que je ne suis pas méchant et que je veux simplement l’aider à devenir une bonne personne.
Il y a aussi des situations que je trouve difficiles à surmonter avec ma fille dans sa communauté. Je suis considéré comme un étranger, n’étant pas amérindien Palikur, mais créole originaire de la Martinique. Ce village vit plutôt dans une posture d’autarcie et, lorsque nous sommes dans la rue, elle a honte que je sois son papa car la communauté me voit comme un étranger. Cette situation me met mal à l’aise car je sens que cette situation la perturbe. Elle est dominée par les discours des représentations négatives véhiculées au sein de sa communauté au sujet des étrangers.
Je dois admettre que j’ai dû apprendre à contenir mes émotions sur cette question. Je me dis qu’elle n’a que huit ans et que cela finira par passer. Parfois, je remarque qu’elle s’adapte aussi à la situation. Cependant, cette difficulté me pèse encore, bien que je sois conscient que ce n’est pas intentionnel de sa part ; c’est presque… instinctif, presque inconscient. En même temps, je sais qu’elle le fait pour me protéger d’une certaine manière. Elle dit : « Comme ils parlent mal de toi les gens, je ne veux pas qu’ils parlent mal de toi, parce que tu es un étranger. »
Je pense que l’élément le plus important est de vivre le présent. J’ai vraiment le sentiment d’avoir un impact sur sa vie, sur une vie et cela est transcendant pour moi. C’est plus que de donner des contenus pédagogiques dans un cadre d’études. J’apprends à recevoir, à écouter, à être sensible, à son écoute et à la mienne. C’est un apprentissage important qui s’amorce.

Séquence 2

Anne : – Et la question que j’aurais envie de te poser, c’est… Voilà, tu me disais qu’en fait, ce que t’avais appris cette rencontre avec Fleur, c’était à recevoir…

Dave : – En effet.

Anne : – Et je me demandais, à partir de ce moment où elle est venue t’interpeller, te questionner et, quelque part, te proposer ce rôle de papa, qu’est-ce qui, en définitive – dans ton éducation, dans les valeurs que tu portes – t’a permis d’assumer ce rôle ? Qu’est-ce qui, dans l’expérience de la vie que tu avais, a fait que tu acceptes d’assumer ce rôle finalement ?

Dave : – Dans les expériences de la vie…

Anne : – Oui ?

Dave : – En réalité, j’ai pu me positionner plus clairement car, dans l’environnement Palikur et autochtone, les normes sociales permettent à quelqu’un d’autre de jouer le rôle de père. Sachant cela, j’ai accepté les qualités qu’elle a vues en moi, même si je ne les connaissais pas encore en moi. Je n’ai pas souhaité lui dire : « Non, je ne suis pas capable. » J’ai choisi de lui faire confiance, car si elle a choisi ce père symbolique et de cœur, c’est qu’elle a su déceler en moi des compétences et un caractère sentimental que j’ignorais. Ainsi, je n’ai pas refusé son appel, afin de contribuer à une meilleure construction de son identité.
Pour parler de mon parcours éducatif, je me suis formé à l’animation en obtenant les diplômes du BAFA et du BAFD, puis j’ai poursuivi ma formation en devenant aide médico-psychologique à l’IRDTS de Schiltigheim en Alsace. Lorsque j’ai travaillé dans une maison d’enfants à caractère social à Guebwiller, j’ai eu la charge d’un groupe de jeunes âgés de douze à seize ans. J’ai alors réfléchi à la notion de re-paire et de re-père, en approfondissant la question de mon rôle en tant qu’éducateur pour être un repère pour ces jeunes garçons, sans pour autant chercher à être leur père.
Je me suis intéressé à la question du rôle de père dans mon mémoire, ce qui m’a permis de mieux appréhender la posture à adopter en tant qu’éducateur et de repère pour les jeunes que j’encadrais. Fleur, ma fille de cœur adoptive, m’a permis de développer un caractère de tendresse, d’attention et d’être moins exigeant. Je pense que si j’avais été le géniteur j’aurais été plus exigeant. Avec elle je deviens, du moins je le crois, plus aimant. Mon parcours d’éducateur et d’animateur m’a permis de travailler cette question de père et de repère, car je pense qu’on ne peut pas se sentir père avant d’être père.

Anne : – Oui ?

Dave : – Comment être père avant d’être père ? Comment être mère pour d’autres ? Effectivement, c’est une réflexion intéressante qui, sur la paternité et la maternité, montre que ces rôles ne sont pas seulement liés à la biologie mais aussi à des relations de reconnaissance mutuelles, basées sur la confiance et l’écoute. Il est donc possible de jouer un rôle de père ou de mère de cœur, de manière symbolique ou spirituelle dans des formes d’accompagnement à la vie. Et parfois, c’est en étant choisi comme tel que l’on peut devenir père ou mère, même si l’on n’a pas de lien biologique avec l’enfant. Je ne sais pas si je serai un père biologique un jour, mais je sais intrinsèquement que maintenant je suis un père pour cette enfant.

Anne : – Tu m’as dit qu’après avoir d’abord refusé cette place en disant « Voilà, je suis tonton Dave », tu as amorcé ta réflexion avec quelque chose de l’ordre d’un « cadeau de la vie ». Cette réflexion-là, la possibilité de cette réflexion, qu’est-ce qui te l’a apprise dans la vie ? Qu’est-ce qui t’a permis d’apprendre que certaines choses comme ça sont des cadeaux ?

Dave : – Qu’est ce qui m’a permis d’apprendre ? Mon approche positive de la vie et ma philosophie protestante m’ont aidé à apprendre à aimer, à avoir de la reconnaissance pour la vie elle-même. Je suis réaliste tout en étant optimiste, ce qui me permet de voir les points à améliorer tout en restant positif. En tant que consultant, je préfère utiliser des expressions telles que « points à consolider » plutôt que « points négatifs ». De plus, j’ai été grandement inspiré par l’esprit d’empathie de Carl Rogers, qui m’a appris à être proche des personnes que j’accompagne.
Le fait d’avoir une approche de vie positive et altruiste me permet de voir les choses sous un angle du possible et n’ont pas de l’impossible. Cela me permet de recevoir avec gratitude les évènements, les opportunités, les biens qui s’offrent à moi, que je ne mérite pas nécessairement, dans le sens que je n’ai rien fait pour les avoir, juste le fait d’être là, présent à la vie. C’est ainsi que Fleur est entrée dans ma vie et que je l’accepte.

Anne : – Et cette philosophie de vie, pour le coup, comment s’est-elle construite dans ton histoire ?

Dave [Rires.] : – Intéressant. Je dirais que ma construction personnelle s’est faite par rapport à plusieurs axes. J’ai quitté le foyer familial à dix-huit ans, mais de manière plutôt positive : j’avais préparé mes affaires et écrit une lettre à ma mère pour lui annoncer mon départ. Je voulais partir sur un coup de tête en prenant le premier bus disponible le lendemain matin à la première heure, sans même savoir si j’avais assez d’argent pour me rendre à Paris depuis Saint-Étienne. Finalement, ma mère a appelé ma grande sœur qui habitait à Paris pour que je puisse être hébergé chez elle. Cette expérience aurait pu être très difficile pour moi, mais elle a été accompagnée et soutenue. J’ai appris à reconnaître ainsi les moments de bifurcation et à m’adapter rapidement. Cette émancipation a été un facteur de résilience que j’ai approfondi avec le temps et par l’écoute.

Anne : – Qui t’a appris ces choses te permettant d’assumer ce rôle de père, finalement ?

Dave : – C’est une vraie question de l’intime, là…

Anne : – Tu n’es pas obligé de répondre : la limite, c’est toi qui la poses…

Dave : – En grandissant, ayant vécu le divorce de mes parents lorsque j’avais trois ans et demi, je pense avoir ressenti un manque de figure paternelle tout en ayant maintenu une bonne relation avec mon père. Nous avons pu nous voir pendant les vacances et tout se passe bien entre nous, mais je pense qu’au fond de moi-même, j’ai ressenti ce manque de repère qu’aurait pu m’offrir un père présent.
Lors d’un retour en bus le week-end vers la maison d’enfant à caractère social en Alsace, je me regarde dans le reflet de la vitre et je me dis en moi-même : « Je te pardonne, papa » (pour ton absence dans ma vie), et je pleure. Puis, je dis : « Je t’aime, papa » (pour accueillir ta présence dans ma vie). Cela m’a permis de terminer une boucle dans ma vie et de devenir un éducateur plus sensible pour accompagner les jeunes. J’ai appris à être un repère de père en m’occupant de plusieurs enfants et en lisant des livres sur la place du père. C’est ce que la petite demoiselle a su déceler en moi, et c’est ce qui pouvait correspondre à son re-père.

Anne : – Pour être sûr d’avoir bien compris, cette expérience-là, celle que tu viens de me raconter, a-t-elle quelque part nourri une forme de confiance dans tes compétences à assumer le rôle de père qui t’a permis d’accéder à la demande de Fleur ?

Dave : – Oui. C’est tout ce cheminement de vie.

Anne : – Tes croyances, en définitive, tu les as acquises, tu les as apprises le long d’un parcours. Tu as reçu une éducation… Quel mot, toi, poserais-tu sur les valeurs qui sous-tendent ce qui t’a permis d’accueillir… d’accueillir Fleur dans ta vie ? Quelles sont les valeurs qui sous-tendent tout ça ?

Dave : – Je crois en une valeur simple : « Fais aux autres ce que tu veux qu’ils te fassent. » Cette croyance repose sur l’idée de tendre la main à autrui, tout en espérant que cette aide sera rendue ou pas en retour. C’est une valeur noble et essentielle dans la vie de tous les jours, surtout dans un contexte de vie en communauté. En somme, je suis convaincu qu’il faut traiter les autres avec révérence comme on voudrait être traité soi-même. Fleur m’apprend à devenir le père bienveillant que je n’ai pas eu.

Séquence 3

Anne : – À quel moment as-tu su que ta fille avait des sentiments pour toi ?

Dave : – Quand Fleur a reformulé à deux reprises « au revoir Papa » au lieu de « au revoir tonton », j’ai réalisé qu’elle recherchait plus qu’une simple relation superficielle, et qu’elle cherchait à établir un lien affectif fort avec moi en tant que père. Au début, cela m’a troublé car je n’étais pas préparé à m’engager dans une relation sentimentale et parentale à long terme. Cependant sa demande m’a finalement touché et j’ai fait le choix de répondre à cette relation éducative et affective qui s’offrait à moi.

Anne : – À quel moment as-tu su que tu aimais cette enfant ?

Dave : – Je me suis littéralement senti émotionnellement remué par cette petite fille qui me demandait de l’aimer et d’être son papa désigné. Cette demande m’a confronté à une incertitude profonde quant à mes capacités psychologiques et émotionnelles à aimer. Mais sa réponse a fait résonner un vide intérieur en moi, réveillant un doute profond dans ma capacité à être géniteur ou plutôt créateur-éducateur de vie sentimentale et émotionnelle, plutôt que simplement animateur de vie. Son amour m’a ressourcé et a éveillé un désir de paternité. En me désignant comme suffisamment bon père, comme papa suffisamment bon, elle a touché une peur enfouie en moi d’être un père suffisamment bon. Elle m’a permis de devenir un père aimant et pour cela je lui suis reconnaissant. « Merci à toi, ma petite Fleur d’Amazonie. » J’ai reçu par son regard aux mille pétales scintillants un ressourcement de vie. Semblable à une immanence, elle a su par la présence de son amour faire immerger des abysses écharpés de mon âme, ce sentiment d’amour paternel.

Anne : – Quelle relation établis-tu entre éducation sentimentale et éducation parentale ?

Dave : – Jusqu’à présent, ma conception de l’éducation parentale se limitait aux fonctions de prendre soin des enfants. Grâce à l’amour que m’a prodigué cette petite fillette et son désir d’être aimée, j’ai pu ouvrir mon cœur et prendre soin d’elle d’un point de vue émotionnel. Ainsi l’éducation sentimentale s’inscrit dans notre relation affective nous permettant de mieux nous connaître et d’accepter mutuellement nos sentiments en tant que père et fille.
En ce qui me concerne, l’amour de ma fille a redonné un sens à l’interrelation personnelle. Notre rencontre a transformé ma volonté de vivre en une en-vie de vivre renouvelée. Bien que j’aie toujours été un homme plein de vie et joyeux, son choix m’a donné la force et le courage de regarder l’avenir d’une vie, de sa vie à laquelle je dois prêter attention, comme le Petit Prince dans le livre de Saint-Exupéry. Mes choix de vie présents et futurs sont maintenant marqués par sa présence et son amour. Ce nouveau parcours de vie sentimentale et éducative me rend plus sensible, altruiste.
De plus, s’il est important de vouloir léguer un patrimoine à sa fille pour lui offrir un avenir radieux, il est important de se rappeler que l’éducation sentimentale, l’amour inconditionnel sont les plus grands héritages qu’un parent peut léguer à son enfant ; savoir aimer et être aimé en retour.
Cette relation sentimentale a amplifié ma posture d’homme. J’ai appris à devenir un père suffisamment bon et aimant (du moins je le crois, l’avenir – elle – nous le dira). Son amour m’a fait grandir. La rencontre de Fleur m’a donné beaucoup de détermination, de passion pour poursuivre mes travaux de recherche sur son territoire de vie.
Effectivement, l’éducation parentale implique des responsabilités et des devoirs envers les enfants que l’on élève en tant que parent ou tuteur. Cependant, l’éducation sentimentale est une expérience de vie qui peut nous transformer en nous offrant de nouvelles perspectives sur nous-mêmes et sur notre rapport aux autres, notamment dans le domaine du sensible, des sentiments et de l’amour. En effet, l’amour et la bienveillance sont des ingrédients essentiels dans l’éducation, car ils permettent de créer un environnement de confiance et de respect mutuel propice au développement et à l’épanouissement de l’enfant. D’ailleurs, pour éduquer, ne faut-il pas toujours une dose d’amour, de sentiment suffisamment bienveillant ?
En tant que chercheur, j’ai été amené à étudier l’écosystème du monde palikur, où Fleur, la petite fille qui m’a choisi comme son père suffisamment bon, vit. Cependant, suite à notre rencontre, j’ai réalisé que j’étais devenu objet d’étude moi-même, et nous sommes devenus des sujets d’étude l’un pour l’autre, où nous apprenons à vivre ensemble de nos expériences communes. L’appel d’amour de Fleur et son regard digne ont eu un impact sur ma psyché et a réveillé en moi des émotions paternelles qui sommeillaient. Cette rencontre intersubjective m’a permis d’interroger ce que je croyais savoir sur mes sentiments, de transformer des connaissances en expériences de « vivre avec ». Au-delà de mon rôle professionnel et de mes travaux de recherche, j’ai vécu une transformation personnelle grâce à sa présence près de moi, et au choix d’être un père aimant. Ce processus de metanoïa, de reprogrammation neuronale et émotionnelle, a été rendu possible par sa tendresse et sa volonté d’avoir un père. J’ai ressenti une grande joie, et j’ai pleuré de gratitude en recevant ce don divin de l’amour, qui m’a permis de me sentir vivant et de découvrir une éducation sentimentale en tant que sujet éprouvé.
Que s’est-il passé à l’intérieur ? L’amour universel et la gentillesse de Fleur m’ont profondément touché. En adoptant une posture réflexive et de mise à distance dans mon travail d’écoute, j’avais finalement développé un sentiment de protectionnisme qui m’éloignait de moi-même et des autres. La rencontre avec Fleur a ébranlé cette posture et m’a permis de redécouvrir la bienveillance du Père envers moi-même et autrui. Je suis devenu tangible, essence et évanescence. Maintenant je ressens l’essentiel : comme un père, je me laisse toucher le cœur, l’entité en-moi.
Je recommence à naître, à regarder le vivant vivre en fermant les yeux, à faire taire le silence de mes maux face aux mots d’autrui, je poursuis ma vie.
Je pourrais dire à Fleur : « Apprendre de toi, tout en étant ce paidagõgos, l’esclave qui conduit l’enfant vers le chemin du savoir, afin d’être ce père que tu as choisi, désigné par l’amour universel, pour t’aimer telle que tu es, s’aimer pour s’accompagner sur le chemin de la vie. » Une vie où l’essentialité se manifeste par l’éducation sentimentale pour devenir pleinement humain, pour devenir pleinement soi-même.

Notes

1 Christine Delory-Momberger, 2014, De la recherche biographique en éducation. Fondements, méthodes, pratiques, Paris, Téraèdre.

Illustrations

  • Fig. 1. Fleur Anaïs Norino et Dave Bénéteau de Laprairie, le 4 juillet 2019, plage de Cayenne

    Fig. 1. Fleur Anaïs Norino et Dave Bénéteau de Laprairie, le 4 juillet 2019, plage de Cayenne

    © Bénéteau de Laprairie, 2023, avec son aimable autorisation.

  • Fig. 2. Fleur Anaïs Norino et Dave Bénéteau de Laprairie, le 27 juillet 2023, plage de Cayenne

    Fig. 2. Fleur Anaïs Norino et Dave Bénéteau de Laprairie, le 27 juillet 2023, plage de Cayenne

    © Bénéteau de Laprairie, 2023, avec son aimable autorisation.

References

Electronic reference

Dave Bénéteau de Laprairie and Anne Dizerbo, « Métanoïa, se laisser toucher », Pratiques de formation/Analyses [Online], 69 | 2024, Online since 30 September 2024, connection on 08 November 2024. URL : https://www.pratiquesdeformation.fr/768

Authors

Dave Bénéteau de Laprairie

Dave Bénéteau de Laprairie, docteur en sciences du langage, membre du GIS le sujet dans la cité.

Anne Dizerbo

Anne Dizerbo, docteure en sciences de l’éducation, chercheuse associée à l’axe du GIS le sujet dans la cité du laboratoire Experice (EA 3971).