Former des adultes critiques : un nouvel enjeu éducatif ?
Dossier coordonné par Irène Pereira, professeure, université de Rouen Normandie et Vivien Soldé, docteur, université de Reims Champagne-Ardenne
1. L’esprit critique : une thématique aux enjeux actuels.
Depuis ces dernières années, on assiste à une inquiétude de la part des pouvoirs publics concernant la formation de l’esprit critique. Cela se manifeste par une crainte de l’impact sur les démocraties des fake-news, des théories complotistes ou encore des discours anti ou pseudo-scientifiques (en particulier après la crise COVID-19) pouvant mener à de l’endoctrinement (redouté notamment après les attentats de 2015 et 20161).
Le monde éducatif n’est pas resté insensible à cette thématique, non seulement en relation avec les programmes scolaires qui invitent à développer l’esprit critique des élèves en particulier en relation avec l’Éducation aux médias et à l’information. Les associations d’éducation populaire se penchent également sur ce sujet. Mentionnons le Congrès de la Ligue de l’enseignement de 2025 intitulé « Nouveaux défis, nouvelle émancipation : pour une Ligue éduquant à l’esprit critique ? »2. Mais, même si les publics jeunes sont principalement visés à travers le développement d’un certain nombre d’initiatives pédagogiques via les institutions scolaires et postscolaires, les adultes sont également concernés par ce nouvel enjeu éducatif.
Un certain nombre d’évènements adressés à des publics notamment adultes ont été organisés ces dernières années : le Printemps de l’esprit critique3 - en lien avec le baromètre de l’esprit critique (lancé en 2022)4 - ou encore les Rencontres de l’esprit critique qui proposent d’« apprendre à douter raisonnablement des informations qui nous parviennent, ainsi que de nos propres certitudes […] en famille »5. Des formations universitaires et associatives, notamment par le biais de MOOC et de vidéos6, se sont développés. Certaines prennent également parfois place au sein des propositions de formation des écoles doctorales mais aussi dans des maquettes proposées en master. L’accroissement de la demande sur le marché de la formation entraîne également des ambitions du côté du privé. En qualité d’exemple, la chaîne Youtube l’Esprit critique a réussi à obtenir pas moins de 1 800 000 euros en financement participatif pour monter une formation certificative à l’esprit critique7. Il ne semble dès lors pas incohérent de penser que de tels contenus puissent également se retrouver au sein de l’éducation pour adultes, dans la formation professionnelle, syndicale ou militante8, ou dans l’éducation informelle notamment au travers des réseaux sociaux et plateformes diverses9…
Dans la continuité des mouvements rationalistes et du militantisme pour la science10, s’est développé également tout un champ de la formation à l’esprit critique sur Internet en lien avec la vulgarisation scientifique, la zététique (initié par Henri Broch11) ou encore plus largement le mouvement sceptique. Limité dans un premier temps à quelques associations telle l’Union rationaliste ou l’Association française pour l’information scientifique (AFIS), à partir des années 2000, le mouvement associatif s’étend de plus en plus intensément. Au milieu des années 2010, il s’accroît d’une manière spectaculaire grâce aux divers contenus publiés sur internet et notamment grâce au développement de chaînes Youtube dédiées pouvant se classer en trois catégories : transmission d’outils d’esprit critique, vulgarisation scientifique et débunkage12. Cette croissance est renforcée par un sentiment d’accroissement des fakes news, de la médiatisation de pseudo-sciences et de la crédulité en générale attribuée à la « dérégulation du marché de l’information » depuis l’arrivée d’internet13.
Outre le militantisme de ces groupes sur les réseaux sociaux, de nombreuses associations plus ou moins importantes se forment (CORTECS14, ASTEC15, Cercles zététiques, Observatoire zététique, etc.). Leurs actions sont de plusieurs ordres : expérimentations scientifiques de phénomènes paranormaux, organisation de conférences de vulgarisation (format du « Skeptics in the Pub »), proposition de formations et de cours, création de revues, création de contenus en ligne (podcast, vidéos, articles, etc.). Ces initiatives tendent d’ailleurs à se réclamer de l’éducation populaire16. On peut ainsi se demander si la formation à l’esprit critique telle qu’elle se développe suit les mêmes orientations promues ou mise en avant dans les textes de l’Éducation nationale où cette question est en particulier développée à travers l’Éducation aux médias et à l’information (EMI). Précisions également que la grande médiatisation de ces mouvements a, de fait, provoqué une diversification des acteurs ; tous ayant des objectifs et enjeux éducatifs, idéologiques, politiques et sociaux variés.
2. L’éducation à l’esprit critique : des courants aux racines diversifiées
En 2001, dans cette même revue, Jean-Louis Le Grand déplorait que la notion de « critique » soit « absente et non traitée en tant que telle directement dans la recherche française en sciences de l’éducation ». Il estimait que pour les chercheurs « il s’agissait d’un allant de soi qui n’aurait pas besoin d’être réfléchi et explicité »17. Désormais, force est de constater que l’éducation à l’esprit critique, notamment en milieu scolaire, suscite de nombreux questionnements comme en attestent les nombreux travaux de recherche et rapports produits18 en plus de donner lieu à une littérature abondante. L’orientation dominante, soutenue par le Conseil scientifique de l’Éducation nationale (CSEN), est inspirée par la psychologie cognitive et une sociologie imprégnée de sciences cognitives. Néanmoins, historiquement, on peut distinguer plusieurs courants au sein de l’éducation à l’esprit critique :
L’approche inspirée par la philosophie analytique et la psychologie cognitive, a pris plutôt le nom de « pensée critique » (Critical Thinking)19. Principalement états-uniennes et développée dans le sillage de John Dewey, cette conception fait couler beaucoup d’encre dans les années 1970 avec des auteurs comme Robert Ennis, Richard Paul, Mattew Lipman, Harvey Siegel et John McPeck20.
Une autre approche s’est développée dans le sillage du pédagogue Paulo Freire autour du concept de « conscience critique » (conscientisation, en anglais « critical counsciousness)21. Les deux courants – pensée critique et conscience critique – se distinguent par des présupposés distincts concernant l’esprit critique. La conception cognitive insiste sur la dimension innée des processus cognitif. La conscience critique s’intéresse aux conditions sociales de production de la connaissance en s’inscrivant dans la continuité de l’École de Francfort.
On peut également signaler l’approche issue de la philosophie pour enfant qui s’appuie plutôt sur les notions de « dialogue critique » et de « pensée critique dialogique »22 ou encore l’approche du Transformative Learning de Jack Mezirow23.
Au sein de ce champ des théorisations de l’esprit critique en éducation, l’éducation critique aux médias occupe une place spécifique. En effet, il est possible d’y identifier différentes approches : socio-constructiviste, inspirées par la pensée critique cognitive ou encore se situant dans la continuité de la conscience critique24.
D’autres approches de la formation à l’esprit critique dans l’espace public se sont développées ces dernières années plongent plutôt dans la néo-rhétorique25.
Il est ainsi possible de constater que l’éducation à l’esprit critique puise à des sources différentes et parfois peu compatibles entre elles : psychologie cognitive, méthodes scientifique tirés des sciences de la nature expérimentales, méthodes scientifiques tirées des sciences sociales, philosophie, sciences de l’information et de la communication, néo-rhétorique...
3. Des controverses sociales sur l’éducation à l’esprit critique
Même si l’approche appuyée sur les recherches en sciences cognitives semble être celle qui a le plus d’écoute auprès des pouvoirs publics, comme en témoigne la place des sciences cognitives au sein du Conseil scientifique de l’éducation nationale, la formation à l’esprit critique est l’objet de débats théoriques et sociaux.
L’approche inspirée des sciences cognitives est innéiste et rétive au constructivisme social. Cela a conduit à des controverses au sein des milieux de la vulgarisation scientifique en ligne notamment autour de positions perçues comme proches du scientisme26. Citons comme exemple qu’une partie de ce milieu – très majoritairement masculin – a adopté des positions contraires à des résultats établis en sciences sociales27, et en particulier dans les études de genre28. Ces influenceurs de la science et de la technologie, sont parfois amenés à défendre, malgré eux, les idées et les intérêts des lobbys industriels qui financent des études destinées à minimiser les risques sanitaires ou environnementaux de leurs activités, appelés « marchands de doute »29.
On peut constater des liens complexes entre des positions qui, dans l’espace public, s’appuient sur une formation à l’esprit critique appuyée sur les sciences cognitives et les méthodes des sciences de la nature, avec les mouvements masculinistes et des positionnement libertariens d’extrême-droite30. Ainsi certains défenseurs de la formation à l’esprit critique se sont rapprochés des mouvements d’extrême-droite, par exemple aux Etats-Unis au nom d’une lutte en faveur du rationalisme qu’ils opposent aux approches constructivistes considérées comme relativistes.
En définitive, il nous semble que ces controverses posent entre autres les problèmes suivants :
- Une formation reposant uniquement sur l’entraînement d’habilités cognitives à l’échelle individuelles suffit-elle à former à l’esprit critique ?
- Une formation reposant sur les méthodes des sciences de la nature expérimentales suffit-elle à former à l’esprit critique ? Quelle place alors pour les sciences sociales critiques ?
- Quelle place de la formation du jugement moral dans le développement de l’esprit critique ?
4. Axes de propositions :
La revue Pratiques de formation/Analyses avait consacré en 2002 un numéro à la « critique en éducation ». Dans un constat de valorisation sociale du terme « critique » – favorisant de fait la pensée « a-critique »31 - PFA avait voulu réinterroger cette notion à la lumière de la recherche en philosophie de l’éducation. Partant du fait que la volonté de former à l’esprit critique est un « lieu commun de l’éducation » les auteurs et autrices constataient qu’au final « rares en France sont les recherches en sciences de l’éducation et de la formation qui semblent avoir pris à bras le corps cette articulation en travaillant explicitement la notion même »32. Ainsi, l’objectif était « de constituer un paysage des pensées et des pratiques critiques en éducation et en formation qui intègre la dimension historique et comparative » dans un contexte de « recomposition des cadres de référence » (remise en cause des institutions, développement de l’individualisme, etc.). La revue avait mis en avant les pratiques dans sa première partie « La pratique critique : entre enseignement et expérimentations collectives » et les débats philosophiques et scientifiques autour du concept en seconde partie : « Fonctions critiques : conceptions et débats ». Ainsi, les distinctions – et les « articulations » – entre les courants du Critical Thinking et les approches par la conscientisation y étaient déjà abordés33.
Nombre de constats, contemporains à ce numéro, ne sont plus d’actualité et méritent d’être réinterrogés à la lumière d’apports et d’approches nouvelles. Ce numéro, plus de 20 ans plus tard, centré sur l’esprit critique, entend donc s’inscrire avant tout dans les enjeux et les débats actuels.
Les propositions attendues doivent se centrer sur les publics adultes. Il peut s’agir de recherches théoriques ou empiriques relevant des différentes sciences sociales et de la philosophie. Les domaines des articles peuvent relever aussi bien de l’éducation informelle, de l’éducation populaire, de l’éducation des adultes, de la formation professionnelle ou encore de la formation syndicale et militante.
Les articles pourront porter :
- sur l’étude théorique des différentes conceptions de l’éducation à l’esprit critique, mais en mettant en avant la place qu’elles peuvent ou pourraient tenir pour un public adulte.
- sur l’étude ethnographique, ou empirique au sens large, de dispositifs de formation à l’esprit critique dans un contexte d’enseignement à des publics adultes. Ces dispositifs peuvent relever de l’éducation critique aux médias ou d’autres domaines de formation à l’esprit critique.
- sur l’étude des controverses dans l’espace public autour de l’éducation à la formation à l’esprit critique. On peut penser en particulier à celles qui opposent des approches plutôt inspirées des sciences cognitives et expérimentales, à des approches inspirées des sciences sociales constructivistes.
- sur les enjeux sociaux de la promotion d’une éducation à l’esprit critique dans un sens cognitiviste en questionnant, par exemple, les enjeux économiques, sociaux ou politiques.
- sur les formes de formation à l’esprit critique inspiré de la philosophie et des sciences sociales.
Sont particulièrement attendues les contributions qui sont en capacité de penser la question de l’éducation à l’esprit critique pour des publics adultes en les replaçant dans un contexte historique et social.
5. Consignes
La revue Pratiques de formation/Analyses, dans sa nouvelle formule, offre plusieurs formats d’écriture.
Des articles scientifiques classiques évalués par un comité de lecture (en double-aveugle) : articles de recherche problématisés proposant une analyse à partir de recueils de données et/ou d’expériences de terrain, d’une étude de corpus. Les notes de synthèse et les écrits théoriques sont également acceptés. Les articles soumis peuvent provenir des sciences de l’éducation et de la formation, mais aussi de toute autre discipline des sciences sociales et humaines : sociologie, histoire, anthropologie, philosophie, psychologie, etc. Les articles pluridisciplinaires sont les bienvenus.
Nous vous conseillons de vous référer aux consignes aux auteurs et autrices : https://www.pratiquesdeformation.fr/73.
Des textes ou des contributions d’une autre nature, moins classique : des articles plus courts sur des réflexions en cours pour la rubrique « Cheminements ».
D’autres types d’articles peuvent également être proposés : cf. la présentation des rubriques de la revue : https://www.pratiquesdeformation.fr/71
Les projets de contribution (notes d’intention d’environ une page) devront nous parvenir avant le 15 décembre 2025. L’équipe coordinatrice du numéro vous fera un retour d’acceptation dans le mois. Les contributions finalisées devront ensuite nous parvenir pour le 15 mars 2026 et devront respecter les consignes générales aux auteurs et autrices de la revue. Les contributions de la catégorie « Articles scientifiques » feront ensuite l’objet d’une double expertise.
Le projet de contribution devra être envoyé sur un fichier PDF nommé de cette manière : “Nom_Prénom_Titre court”
Merci d’envoyer vos propositions à ces trois adresses : soldevivien[at]gmail.com ; irene.pereira[at]univ-rouen.fr et contact[at]pratiquesdeformation.fr.
