Des naufragé·es aux affranchi·es : quand les exilé·es temporel·les prennent ancrage

  • From shipwreckeds to freeds: when temporal exiles take anchor

Résumés

L’article fait état d’une recherche menée sur deux années avec des personnes « à la rue », auprès d’une structure associative, en Touraine. Cette recherche, dans laquelle la question de l’émancipation est centrale, a permis à l'autrice d’aller questionner des aspects fondamentaux de sa pratique professionnelle au sein de ce milieu de vie s’inscrivant dans le champ de l’éducation populaire. Sa vision du monde l’a orientée vers une éducation tout au long de la vie. Cette école de pensée vient affirmer que l’être humain ne cesse de se former, voire de se transformer, à tous les âges de la vie, à partir des rencontres mais aussi des expériences. Elle rejoint en de nombreux points ce que l’autrice menait chaque jour en ces lieux, et que la recherche rend visible à travers la narration de ces trajectoires de vie si singulières.

The article reviews a two-year research project carried out in collaboration with a group of people living in the street. The research was undertaken within a non-profit organisation in Touraine. In this work emancipation is central. The author examined key aspects of her professional practice within this community, which is part of the people’s education sector. Her worldview has steered her towards a lifelong education. This school of thought argues that people are constantly being trained and transformed at any age, by the encounters they make and the experiences they have. The author’s daily work in these places is in many respects in line with this school of thought. Her research reveals this through the narration of these unique life journeys.

Plan

Texte

Éducatrice spécialisée de formation, j’ai eu l’occasion de me questionner à de nombreuses reprises sur les fondements de ce secteur si spécifique du travail social. En tant que jeune femme militante, mes aspirations s’affirment autrement que dans les structures institutionnelles classiques qui me noient parfois dans la politique managériale, où je n’arrive pas toujours à me situer. En 2020, ma reprise d’études à l’université Paris 8, en master en sciences de l’éducation dispensé en enseignement à distance, était concomitante avec mon embauche au café associatif La Barque. Ce lieu, où je m’étais initialement engagée en tant qu’étudiante en formation en 2016, puis comme bénévole au conseil d’administration en 2017, est finalement devenu mon terrain professionnel en 2019, et est rapidement devenu celui de ma recherche. C’est donc à partir de ma reprise d’études, et jusqu’à mon départ de l’association en juin 2022, que j’ai mené cette recherche avec l’ensemble des membres volontaires. Situé au cœur de la cité de Tours depuis 1996, ce café associatif œuvre contre toutes les formes d’exclusion et est aussi un accueil de jour pour des personnes à la rue. La Barque est un « tissu vivant » qui s’articule par l’authenticité des relations vécues et dont le lien social est le point d’ancrage. La résistance s’affirme quotidiennement à travers les liens de solidarité et de proximité aisément perceptibles à l’échelle locale. Plus globalement, ces dynamiques viennent développer notre compréhension du monde – déconstruisant ce qui paraît être la norme – et notre regard critique sur la culture dominante.

Dans une première partie, je présenterai la recherche menée : le type de recherche, la problématique ainsi que les outils recueillis pour collecter les données. Je poursuivrai par une investigation du terrain en proposant une description plus détaillée de La Barque, l’orientation des « voiles1 » de l’association mais aussi les grandes problématiques des personnes accueillies. J’évoquerai ensuite des transformations individuelles à partir de deux situations, l’une est orientée sur les tournants de vie tandis que l’autre aborde la question de l’émancipation intellectuelle. Je terminerai par la tentative de circonscrire ce qu’est le « devenir sujet » dans cet espace-temps qu’est La Barque, où les naufragé·es sont surtout des affranchi·es en voie de libération, et à partir des concepts suivants : la dialogique, l’autorisation et l’altération.

Présentation de la recherche

Type de recherche

La recherche se pratique au sens d’une praxis qui est une « situation microsociale à la logique singulière, qui n’a rien à voir avec ce que serait la même situation réduite à n’être qu’un cas particulier de lois macrosociales2 ». Les choix méthodologiques sont déterminants de l’orientation de ma recherche, dont les enjeux sont pluriels : la démocratisation de la recherche, au sein de laquelle la production de connaissances revient à l’ensemble des membres ; l’engagement de l’être humain, dans l’idée d’un dépassement où la question de l’émancipation est interrogée à partir des contraintes qui peuvent peser sur la population ciblée de La Barque ; une réflexion sur ce double mouvement de ma posture, oscillant entre celui de chercheuse et de professionnelle. En effet, chercheuse et impliquée dans ce collectif mixte, j’interviens comme membre de ce groupe-sujet « capable d’une autonomie dans l’action, menée à partir de sa volonté propre (au moins partiellement). […] Un tel groupe est conscient des contraintes externes qui pèsent sur lui, mais aussi du poids de l’institué […]. Cependant, le groupe-sujet choisit, en toute lucidité, de s’écarter du mode de fonctionnement habituel3. » La réflexivité, avec le journal de terrain comme outil, est essentielle pour me distancier et intégrer davantage mon rôle de chercheuse dans ce processus.

Problématique de recherche

L’expérimentation se rapproche de la pédagogie sociale et se situe aussi bien dans l’agir que dans le faire. « La pédagogie sociale propose ainsi une prise de conscience et une critique d’un mouvement général dans les institutions4 », dont les caractéristiques sont l’autonomie, l’accueil inconditionnel ainsi que la mise en cause de l’écart entre le public et les professionnel·les. L’intérêt s’exprime par l’interaction entre le milieu et les actions du groupe qui le transforment, ces dernières nécessitant ainsi le dépassement de chacun·e. Cette pédagogie d’intervention fait de l’individu l’auteur et l’autrice de la construction et de la production de ses savoirs. L’aspect critique s’affirme par la conscientisation de la démarche, qui demande de modifier ses attitudes, de mettre en œuvre des pratiques de résistance, de développer les capacités des opprimé·es et de faire entendre leurs voix tout en demeurant attentives et attentifs pour ne pas reproduire les inégalités sociales et les oppressions.

Ma démarche de recherche se raconte par une écriture narrative à partir de ma question de départ : en quoi La Barque est-elle à la fois un espace d’autorisation, et de formation, des personnes accueillies ? Ce milieu de vie est celui que je souhaite mettre en mots puisqu’il est empreint de sujets vivants, réels et existants en son sein, à travers l’analyse des pratiques d’un fonctionnement qui se veut atypique dans le champ social. Ma volonté est de caractériser et d’expliciter ce qu’il se joue dans cet espace et aux abords, à partir de la quotidienneté et des expériences de vie. C’est une façon de donner des visages et des voix aux données chiffrées, tout en rendant compte des conditions d’existence à travers des moments ordinaires aussi bien qu’extraordinaires. La recherche décentre le point de vue, à commencer par le sien, et remet en cause les représentations, les préconstructions du sens commun. C’est le plaisir de la découverte et du dépaysement avec ce qui semble aller de soi mais qui attire aussi l’attention. Le monde social est souvent vécu comme familier par illusion et méconnaissance. La démarche cherche à en donner une représentation plus juste en dépassant ce double écueil auquel les personnes de la rue sont souvent confrontées, la stigmatisation et le côté misérabiliste. La recherche est, à mon sens, une véritable ouverture sur le monde, une arme contre les préjugés et un outil qui donne à voir, expliquer et comprendre.

Outils de recueil de données

Engagée dans le milieu observé, ma participation active se traduit comme complète, par opportunité (« où le chercheur met à profit l’occasion d’enquêter du dedans – une opportunité qui lui est donnée par son statut déjà acquis dans la situation5 »). L’entrée sur le terrain, jamais acquise définitivement, a été facilitée par mon engagement depuis plusieurs années dans l’association. La recherche nécessite de mettre en conscience son implication par rapport à son objet de recherche pour accepter les « indésidérables » et les intégrer. L’implication personnelle et émotionnelle fait partie intégrante de ma recherche. L’absence de neutralité est une forme d’authenticité et de singularité pour échapper à l’uniformisation, et permet ainsi l’appropriation de ma propre expérience. Le cheminement inconscient de l’expérience subjective se met en conscience par le biais des outils propres à la recherche, qui questionnent les conditions de production de son propre savoir. L’engagement distancié avance dans un continuum entre ces deux pôles avec lesquels il faut pouvoir composer, afin de penser l’implication et la distanciation nécessaires à la démarche. L’utilisation d’outils tels que les entretiens de types exploratoire et compréhensif, les observations et la pratique du journal notamment, permettent de garantir cet équilibre par rapport à son objet de recherche.

L’accumulation de la matière s’est révélée plus concrète à partir de juillet 2021, avec l’émergence d’une problématique faisant suite à la crise sanitaire. Cet événement a été l’élément déclencheur pour engager plus pleinement la participation et, à partir de là, l’expérimentation a débuté avec l’ensemble des acteurs et actrices de l’association pour poursuivre plus sereinement l’activité de La Barque. En ce sens, la mise en place du Café causé, l’instance mensuelle créée au cours de la recherche, en octobre 2021, fait apparaître des initiatives communes et des outils collaboratifs qui dépassent le cloisonnement des statuts institués dans la structure. Le mois suivant, lors de l’assemblée générale, des initiatives individuelles en émergent et, par ce biais, une personne sans domicile accueillie intègre le conseil d’administration de l’association. C’est ensuite la préparation du vernissage et de l’exposition d’un artiste sans domicile – qui reprenait vie au sein de La Barque – qui s’est déroulée dans cette ambiance du café. Enfin, courant avril, l’émergence du projet « théâtre forum » vient compléter les ateliers ponctuels que mène La Barque au quotidien – l’élaboration d’émissions de radio, les concerts, la cuisine mobile – et ceux, plus réguliers, comme les activités sportives, musicales et d’écriture, le jardin participatif, parmi d’autres. Au fil de l’expérimentation, l’élaboration des ateliers a été en partie investie par les personnes concernées qui s’autorisaient à prendre part au projet associatif.

Investigation du terrain

Présentation de La Barque

Par son ancrage au cœur de la cité, ce depuis 1996, La Barque propose un accueil inconditionnel et anonyme selon un principe de libre adhésion en journée, à raison de six jours sur sept. Chaque jour d’ouverture, en période estivale, La Barque accueille une cinquantaine de personnes tandis qu’en hiver, les chiffres peuvent quasiment doubler. L’équipage est composé d’un ensemble d’acteurs et d’actrices (bénévoles du conseil d’administration et bénévoles du quotidien, salarié·es, adhérent·es, personnes accueillies et/ou concernées) qui contribuent à pérenniser l’existence du café. Les raisons de leur présence sont très variées. Les valeurs défendues sont celles de solidarité, de partage, de mixité sociale et culturelle. Cet espace est avant tout un lieu de vie au sein duquel les personnes se rencontrent et se côtoient quotidiennement. La Barque est un lieu de participation et de socialisation, interne et externe, au sein duquel diverses actions favorisent l’émergence de nos missions : la (re)mobilisation, l’accès à la culture, l’accompagnement et l’orientation vers les structures partenaires, tout en développant une démarche participative.

Les habitué·es de ce lieu en ont proposé une description. Cette phase de tâtonnements s’est centrée autour de l’identité collective. L’objectif du Café causé est d’impliquer les personnes accueillies dans le projet associatif. La construction collective constitue un moyen de s’approprier, voire de se réapproprier le lieu, démontrant ainsi l’importance du rôle de chacun·e. La volonté est de développer les capacités d’action des personnes pour reconnaître leurs potentialités, afin qu’advienne un changement tant dans le fonctionnement de la structure que dans les parcours individuels. Le troisième Café causé s’est centré sur une redéfinition de ce qu’est La Barque. Cette étape a permis à chacun·e de donner son point de vue, et de recevoir celui des autres, à partir de quoi toute action peut se mettre en place et trouver un consensus, dans une démarche de collaboration. C’est par l’exposition, le débat, l’argumentation, la critique, que chacun·e participe à la vie associative de La Barque. Les réponses apportées à la question « qu’est-ce que La Barque ? » éclairent la nature même du lieu et peuvent se regrouper sous cinq thèmes centraux : un « projet collectif » où tout le monde apporte « sa pierre à l’édifice ou sa planche au bateau » ; la singularité, c’est-à-dire « le cas par cas », questionnant la norme « des personnes à conflit qui ne se comportent pas dans la norme par la maladie et non la méchanceté » ; un « accueil humaniste », contre un modèle d’« assistanat », où « l’aide n’est pas imposée, c’est la personne qui vient et qui choisit son chemin » ; l’idée d’être en mouvement, de « naviguer » et de « remettre le mec dans son bateau pour repartir » ; une forme de résistance, où « la liberté d’expression ne doit pas être enfermée dans un cadre ».

L’orientation des « voiles »

L’orientation des « voiles » s’articule à partir des fondements de l’association, qui reposent sur l’accueil inconditionnel, la mixité sociale et culturelle, la (re)mobilisation et l’accès à la culture. L’accueil se veut inconditionnel, c’est-à-dire sans conditions, selon un principe de libre adhésion et d’anonymat qui ne suppose ni contrat d’admission d’un côté, ni contrepartie à l’engagement de l’autre. Pensé de la même manière, l’accueil au café tend à être une fonction partagée qui permet de passer outre les statuts, tout en occupant une place auprès du collectif. L’ancrage géographique de La Barque répond à un réel enjeu de mixité, en évitant le cloisonnement de cette population. La sensibilisation de la société s’effectue par la médiation engagée par les acteurs et actrices de l’association, qui rend visible cette population, en occupant l’espace public quotidiennement. L’hétérogénéité du public permet la coexistence de personnes qui n’ont ni la même histoire, ni les mêmes projets, et encore moins les mêmes attentes. Quant à la (re)mobilisation, elle s’effectue à travers une pluralité de supports, dans une recherche perpétuelle de participation. Sans se substituer à la personne, l’équipage porte les projets émergents quand la personne se trouve démunie face à l’ampleur de la démarche ou face à ses interlocuteurs et interlocutrices. Il s’agit donc avant tout d’une mobilisation de soi pour soi, envers les autres et le monde environnant. L’accès à la culture, pensée dans le champ de l’éducation populaire, est une autre orientation de l’association. La démocratisation de la culture mobilise des méthodes qui échappent à la transmission descendante des savoirs. Le support artistique est une manière de produire et de s’approprier son propre savoir, dans un idéal de formation de soi. De ce fait, à partir de ce principe de reconnaissance d’égal·e à égal·e, la personne est un·e réel·le agent·e du dispositif.

Au café, le partage d’expériences est une manière de défaire les normes de l’ordre social établi afin de construire et d’agir ensemble, dans ce monde commun à l’échelle de La Barque. Il s’agit là d’une forme de critique du schéma sociétal, par la valorisation du savoir-faire et du faire soi-même plutôt que de celle de l’ordre hétéroformatif. Outre cette critique, la visée transformatrice participe de l’évolution de notre capacité à avoir prise sur le monde. Les actions sont de véritables leviers contribuant au cheminement de la personne qui s’engage dans un collectif pour que, in fine, de nouvelles perspectives puissent opérer dans son propre parcours. En ce sens, la participation s’inscrit de manière transversale dans nos missions. Elle « reconnaît la contribution, sur un pied d’égalité, de toutes les parties prenantes aux processus décisionnels. Elle part des expériences individuelles pour construire une parole, un projet collectif et commun. […] La participation est une forme d’expression de la démocratie, un outil de lutte contre l’exclusion6 ».

Les problématiques du public

« Pauvreté », « précarité » et « exclusions » restent à ce jour des termes qui interpellent, par leurs évolutions constantes et leur part d’insaisissable, notamment sur la scène politique. La politique sociale, à La Barque, montre bien la diversité de ces populations, mais certaines problématiques convergent malgré tout. À ce jour, la pauvreté, qui est liée à l’insuffisance des ressources financières, dépend de notre subjectivité et du mode de vie dominant. Quant à la précarité, elle correspond à un état transitoire de grande fragilité, pouvant mener les personnes qui la vivent aux lisières de la société, et potentiellement totalement en-dehors. L’exclusion, qui chemine d’une défaillance individuelle à un mécanisme collectif, est caractérisée par un enchaînement progressif de ruptures aux origines multiples. La dynamique sociale vient donc influer directement sur ce continuum où les comportements sont jugés par rapport à la norme sociale.

Les grandes problématiques propres à ce public gravitent autour de l’espace-temps, de la conscience de soi et de la relation à l’autre. L’exil temporel en fait partie, c’est-à-dire une temporalité qui se distingue par des conditions de vie dans lesquelles l’enjeu de survie empêche une projection sur le long terme, qui n’a plus de sens. L’exil temporel vient inscrire un certain flou spatiotemporel et une tendance à brouiller les frontières. Ce flou peut provoquer des troubles de la pensée où les repères, tous confondus, s’évaporent. La personne n’est parfois pas capable de discerner ce qui relève de la réalité, engendrant un non-sens à son être-là. Les dysfonctionnements précoces entraînent une incapacité à gérer les obligations du fonctionnement social. Cet exil s’accompagne le plus souvent d’une désertification de soi, de son propre corps, qui se manifeste par une indifférence à la douleur ou une ignorance face à la situation d’urgence où parfois, sa vie est engagée. Ce désinvestissement du corps vient retirer l’espace corporel de l’état psychique – parfois jusqu’à se laisser mourir – et la pathologie devient la norme. Cet état, qui m’apparaît épouvantable, devient un fait banal et ce monde « à la rue » s’intègre à la pensée générale. La dimension destructrice s’exprime par ce corps mis à l’épreuve, attaqué, pour venir se tester et découvrir ses propres limites en donnant du sens à son existence. La pathologie du lien vient s’ajouter et ce dernier élément touche l’aspect relationnel. La confiance n’est pas acquise dans la relation établie et ne l’est jamais vraiment. Cependant, il faut respecter le temps de l’autre afin de créer un contexte favorable à la construction du lien. À La Barque, l’accompagnement s’ajuste à ces problématiques. Il s’inscrit dans la durée, à travers la restauration des repères dans l’espace-temps, la relation aux autres, à soi et la conscience de son propre corps. Ce lieu est celui où des équipiers et les équipières s’embarquent à nos côtés, s’unissent et s’animent à partir de la confiance accordée « à l’autre », ce fondement nécessaire afin qu’advienne un changement par la suite, dans des trajectoires plus individuelles.

Des transformations individuelles

Les entretiens compréhensifs mettent en lumière des trajectoires plus individuelles. Ils révèlent que les motivations pour arriver à La Barque se font souvent par nécessité et que, au fil du temps, elles se modifient vers un aspect plutôt relationnel. Je propose ici deux portraits : celui de Hugues, qui fait son entrée dans le conseil d’administration de l’association, un passage symbolique, un événement qui marque un nouveau départ pour retrouver une vie « normale », selon ses mots ; puis celui de Martin, à l’initiative de son exposition de peinture à La Barque, qui est la démonstration d’une forme de libération des contraintes qui pesaient jusqu’alors sur lui .

Tournants de vie : Hugues

J’avais tout plaqué. Ma vie à Poitiers me convenait plus, j’avais vraiment plus envie de vivre. J’ai eu des pensées un peu négatives pendant pas mal de temps et il m’a fallu assez longtemps pour passer ça. C’est pour ça, j’ai passé deux ans à Tours, à errer dans Tours, sans savoir vraiment ce que j’allais faire de ma vie quoi. Là aussi [Marie] m’a bien aidé. Elle m’a poussé à faire mes papiers, à essayer de régulariser ma situation quoi. Je n’aurais peut-être pas fait si elle n’avait pas été là, ou pas tout de suite. J’aurais peut-être erré encore pendant des mois et des mois. J’ai erré sans but. Quand t’as pas de projet, t’as pas de… T’as rien en tête ben tu végètes. Après, c’est peut-être La Barque hein qui m’a donné l’envie de franchir le pas, de m’en sortir quoi.

Hugues fréquente La Barque depuis trois ans environ, quasiment de façon quotidienne. Son investissement fait de lui une personne-ressource, notamment au sein du jardin participatif auquel il participe régulièrement. La séparation avec son milieu d’origine fait suite à une rupture professionnelle, mais aussi relationnelle, qui l’a poussé à changer de territoire et à s’arrêter à Tours, sans ressources ni domicile, courant 2018. Ses longues années de travail lui ouvrent des droits qu’il a longtemps refusés. Il a ensuite été orienté vers des accueils de nuit, puis il s’est installé chez un marchand de sommeil avant de trouver refuge dans un squat, depuis trois ans. Hugues affirme ne pas être « à plaindre ». De nature discrète, il s’efface pour laisser place aux autres, qu’il estime davantage dans le besoin que lui. L’attention que l’équipage a portée à ce vécu hors du temps a permis de le raccrocher à ses droits en tant que citoyen, ce qu’il ne s’autorisait pas. Le mouvement dialogique n’a pas cessé d’être à l’œuvre auprès de cet homme qui a longtemps fait preuve de résistance aux conseils qu’on lui donnait. Hugues est membre du conseil d’administration depuis l’assemblée générale de novembre 2021. Marie, la vice-présidente de l’association, l’a vivement encouragé à s’engager, ce qu’il avait toujours refusé jusqu’à cette date. Les discussions qui ont eu lieu en amont montraient son désir de faire partie de l’association, mais seulement une fois qu’il serait sorti de la rue. Finalement, il a franchi le pas. Il dit aujourd’hui que c’est « symbolique » pour lui d’être dans le conseil d’administration sans avoir de domicile fixe. Hugues mesure petit à petit les bénéfices de ce changement, à travers cette place qu’il occupe dans l’association, et qui s’avère plurielle, et bien qu’il puisse la remettre en question à certains égards. En parallèle, le désir d’intégrer un nouveau dispositif d’habitat, nommé « La maison », sur la base de caravanes et tiny houses, s’est concrétisé à cette même période. Les interpellations qu’il a formulées auprès de l’équipe ont été suivies d’un accompagnement afin de le raccrocher à un logement certes transitoire, mais plus confortable que le squat qu’il ne souhaitait pas quitter jusque-là. Ce changement de statut résulte de cette rencontre fondatrice avec La Barque, qui lui permet de réorganiser un parcours discontinu. À travers sa participation au conseil d’administration de l’association, Hugues vient donner ce qu’il a pu recevoir à un moment phare de sa vie. La réversibilité met en avant que chacun·e peut prendre la place de donateur et donatrice ou de donataire.

La situation m’évoque grandement la question des tournants de vie, qui comprennent des ruptures d’équilibre dans lesquels la personne navigue dans un brouillard interne dont il lui est est parfois difficile de s’extraire. La crise tend à provoquer une recherche d’équilibre entre deux identités déstabilisées à cause de changements importants de vie. Dans ces périodes, la transition est une phase intermédiaire qui permet d’élaborer une nouvelle représentation de soi au cours d’une transformation progressive, en se raccrochant à un groupe ou en se repliant sur soi-même. Afin qu’une transition « heureuse » puisse s’opérer, il faut des conditions propices grâce auxquelles la dimension collective est porteuse d’une évolution. La Barque tente de rendre compte de la vie organique, permettant une meilleure compréhension de la diversité des membres de l’équipage. Les changements dus à l’expérimentation me laissent penser que le cheminement de la personne se transpose aux rites de passage comme un temps de transition. Ces rites ont une signification forte dans les groupes d’individus formant une unité sociale que l’on appelle « groupe social ». L’inscription d’un membre dans ces groupes s’engage par le rituel. En effet, « les rites de passage ont pour objectif de produire un changement de position ou d’identité7 ». L’initiation permet une gestion de cette transition entre le passé et le présent, l’ancien et le nouveau. L’inscription dans le temps va ainsi donner un repère nécessaire, d’autant plus lorsque celui-ci devient flou par les conditions d’existence des personnes à la rue. Trois stades se succèdent dans ce processus : la séparation d’avec le milieu d’origine, fait de ruptures relationnelles et identitaires pouvant mener à l’exclusion sociale ; la marginalisation, une période d’entre-deux sans appartenance à aucun monde où s’inscrivent des passages à la fois symboliques et matériels ; l’agrégation, qui vient sortir de cette ambivalence, permettant à la personne d’accéder à un nouveau statut. La trajectoire de Hugues met en exergue les différents rites de passage qui lui ont permis d’accéder à un autre statut dans l’association. Ce changement s’avère concomitant à une stabilité dans sa propre vie.

Émancipation intellectuelle : Martin

Alors qu’il s’empare d’une petite cuillère et d’une sous-tasse pour faire taire les discussions bruyantes de ces lieux, Martin fait un discours qui semble improvisé pour l’occasion :

Excuse-moi, j’ai quelques mots à dire pour ce vernissage, pour cette exposition. Je tiens à remercier La Barque, en premier lieu, de m’avoir apporté les toiles, de m’avoir apporté la peinture, de me laisser le temps de produire ces peintures au milieu de tout vous, de vous tous. Et ça été fait très bien, personne ne m’a gêné, personne n’a créé aucun conflit. Comme quoi, des choses peuvent se réaliser à La Barque. Comme quoi, des dynamiques positives peuvent s’installer. Comme quoi, les gens qui travaillent ici sont ouverts et nous soutiennent, même si parfois j’ai été un petit peu brusque, un petit peu virulent. Je crois que c’était le moment de l’être, ce n’est plus le moment. Ce n’est plus le moment et je tiens à vous remercier vraiment, c’est sympa et c’est une boule de neige qui pourra contaminer les autres.

Martin fréquente La Barque quasiment depuis sa création. D’origine portugaise, il est arrivé en France alors qu’il était jeune adulte. Sans domicile fixe, il fait ponctuellement appel aux structures d’hébergement d’urgence, lorsqu’il n’a pas de solutions de repli. Durant l’été 2021, il s’est inscrit dans l’émulation collective à travers les projets menés. Son engagement s’est traduit par un investissement aux réparations de La Barque, par sa présence aux actions collectives (Café causé, chœur de rue, théâtre forum, sport, etc.), par sa place de médiateur ou encore de pair aidant auprès des autres, par l’expression d’une succession de phases créatrices (productions artistiques, vernissage et exposition) et ses apprentissages autodidactes (guitare et peinture). Martin se définit lui-même comme une personne révolutionnaire et il s’amuse à se présenter comme « le syndicat de La Barque » auprès des nouveaux qui franchissent le seuil de la porte. Je me souviens que lors du repas gastronomique proposé par la mairie à l’attention des personnes précaires, il a pris la parole face à l’agora. Le maire a introduit le repas, tandis que Martin a clôturé en rappelant : « On a bien mangé aujourd’hui mais demain, on aura faim. » Ce quinquagénaire a un intérêt certain pour la création artistique dans des champs très variés. Dans les espaces de La Barque, il a investi les lieux pour peindre des toiles. La création de ses œuvres a suscité chez lui l’envie d’afficher ses dernières créations au sein des murs du café. Hâtivement, Martin a exprimé la volonté d’exposer une semaine, du lundi 25 avril au dimanche 1er mai 2022, et d’organiser un vernissage. L’équipage de La Barque encourage la sensibilité artistique et la valorisation des expériences de chacun·e, qui engendrent de nouvelles initiatives propices à la création. L’artiste dit d’ailleurs à ce sujet : « C’est pour moi ma propre révolution. » Ainsi, son univers culturel est présenté comme « un monde d’œuvres immatérielles, de paroles, d’expériences du vivant, qui fait histoire et se transforme au fil du temps ». Le vernissage, à la date du 25 avril qui fait référence à la révolution portugaise, s’est ponctué par la vente de presque toutes ses œuvres alors qu’il n’en était pas question à l’origine. Symboliquement, l’association du café – qui devient elle-même un réel lieu de création et d’exposition – en achète une nommée Aboutissement : La Barque tangue de bâbord à tribord mais des hommes tiennent le gouvernail. L’explication de l’artiste pour cette toile détaille la diversité mais aussi la complexité des personnes présentes en son sein, en disant à plusieurs reprises : « C’est nous. »

L’enseignement universel en résonance avec ce tableau, prônant l’égalité des intelligences et la pédagogie sociale dans le champ de l’éducation populaire, a une visée de transformation sociale du et par le peuple. Cet apprentissage par soi-même, sans instructeur ou instructrice, se fait par à travers la validation d’une autre personne, considérée comme semblable à soi, dans une relation où le sujet apprend « à réfléchir, à parler et à raisonner d’après les faits8 ». La reconnaissance même de cette égalité engendre un schéma relationnel horizontal et place le sujet en protagoniste de sa propre existence, participant ainsi à la conception de sa propre dignité. Cette construction d’être humain à être humain tente de déconstruire les schémas stigmatisants afin de trouver une expression authentique, libre et critique, à travers les actions menées. Ce principe de l’égalité des intelligences est une base fondamentale pour que le sujet se comprenne lui-même. Il se fait en pleine conscience de cette égalité à travers la validation du « semblable ». En effet, chaque être humain fait œuvre de lui-même : « L’émancipation, c’est la sortie d’une minorité. Mais nul ne sort de la minorité sociale, sinon par lui-même9. » L’égalité est aussi celle que l’on se donne à soi-même. Ainsi, l’être humain n’est pas seulement perçu comme un être de besoins mais avant tout comme un être de raison et de discours. La reconnaissance du principe d’égalité ne se donne pas, elle ne se revendique pas, elle se pratique. À l’origine de toute action humaine, cette pensée libertaire vient montrer la potentialité de toute personne – et ce vernissage reflète cette démonstration de capacités. La diversité rassemblée dans ces lieux vient donc nourrir une création que Martin propose à travers le support artistique, une manière pour l’artiste d’extérioriser ce qu’il ne peut pas garder à l’intérieur. « Quand on manque de langage, il faut s’engager, c’est en vous engageant que vous allez acquérir du langage10. » La peinture s’affirme ici comme un langage par lequel Martin vient dire et vient faire, en communiquant les émotions qu’il a ressenties à travers les relations interpersonnelles nouées à La Barque. Cette alchimie se créée autour du projet qui le mobilise et le fait vivre, un investissement qui reste toutefois « précaire » et qu’il pourrait aussi abandonner à tout moment, du fait de sa fragilité. C’est cette double démarche, c’est-à-dire ce moyen d’expression et ce partage de sentiments avec autrui, qui fait de lui un véritable artiste. Ce témoignage est, à mon sens, une manière de mettre en pratique les potentialités de l’action humaine.

Devenir sujet

Les témoignages mis en exergue touchent à ce processus du « devenir sujet », regroupant ainsi des notions phares telles que l’approche dialogique, l’autorisation et l’altération.

Approche dialogique

Le dialogique, notion inhérente à l’expérimentation à l’œuvre, est une précondition à l’humanisation dont parle Paulo Freire, qui considère ainsi chacun·e comme un être de communication. Le dialogue se fait par la confiance mutuelle portée aux gens pour qu’une véritable pensée humaniste advienne. Cette posture, qui rompt avec le processus de chosification afin de permettre le dialogue, la réflexion et la communication, inclue la croyance en la capacité de chacun·e de raisonner. Elle se veut libératrice, puisqu’elle s’arrache à la culture du silence en développant la capacité à prendre la parole dans un groupe. Elle s’acquiert par la conquête de l’autonomie et la responsabilité. Le concept de dialogue est, à mon sens, la forme d’éducation populaire appelée à monter en puissance car elle propose d’« amener à des formes plus directes de confrontation. Le groupe y découvre son pouvoir d’action dans la conflictualité11 ». Cette typologie m’évoque l’instance mensuelle du Café causé. Le dialogue devient un réel facteur d’ouverture et d’expression, ouvrant à des actions collectives qui touchent des trajectoires plus individuelles, comme nous l’avons vu dans la situation décrite précédemment. Au fil du temps, une meilleure compréhension du langage de l’autre vient créer une confiance mutuelle nécessaire pour faire commun. Dans ce processus, les temps de crise prennent toute leur place. En ce sens, il faut pouvoir respecter l’individu et, de fait, qu’il puisse résister afin de marquer son individuation et ses particularités, car ils sont les signes de sa présence. Il s’agit là d’une recherche éthique, centrée sur la personne et le dialogue, afin de trouver la juste place dans la relation. La confiance accordée à l’autre touche à l’estime qu’elle peut avoir d’elle-même et à la confiance en soi pour mener ses propres projets.

L’humanisation, qui se définit comme une lutte face à l’injustice, l’exploitation ou encore l’oppression, est un concept dont les enjeux politiques sont prégnants. C’est à partir du processus de conscientisation qu’advient le mouvement de libération. Ce cheminement progressif requiert la participation de l’être à une pratique sociale, puisqu’il est pour l’auteur un être en devenir, incomplet mais conscient. La conscientisation est donc une compréhension critique du contexte global, dans une perspective collective, pour pouvoir ensuite agir sur celui-ci, dans une visée transformatrice du monde. La notion de montée en conscience, issue d’une typologie du champ de l’éducation populaire, s’avère être un « travail de politisation qui raccorde les vécus à des préoccupations politiques, du plus confidentiel ou familier au moins confidentiel, et qui diffuse des outils cognitifs, des cadres de perception de l’injustice en privilégiant des échanges directs en situation de face-à-face, dans le cadre d’espaces d’interconnaissance12 ». La pratique de La Barque vient restaurer du politique en renouant avec le conflit, remettant en cause la relation inégalitaire, dans une volonté démocratique. Il s’agit là d’une relation dialectique entre l’objectif et le subjectif, entre le monde et l’action, qui se fait par une praxis authentique où la réflexion et l’action sont inséparables. L’aboutissement de la véritable praxis révolutionnaire amène les personnes à penser par elles-mêmes.

Autorisation

« Autoriser, c’est donner (transmettre, déléguer) l’autorité, mais aussi, accorder à quelqu’un la faculté, la permission de faire quelque chose. L’adjectif autorisé(e) désigne indifféremment celui qui a reçu autorité ou reçu l’autorisation (au sens de permission)13. » Le fait d’accorder la permission engendre ainsi une relation de subordination et de dépendance du fait de ce rapport hiérarchique. Cet usage limité altère le cheminement de la personne pour s’affirmer en tant que sujet. Donner l’autorité vient rompre avec le principe même de l’égalité des intelligences. Cette démonstration ne peut s’exercer qu’au-delà du poids, voire de la pression, de cette autorité. À La Barque, il s’agit plutôt de créer un espace sécurisant, nécessaire pour grandir car, « conformément à l’étymologie (auctoritas, atis, de auctor, is, dérivé de augere : augmenter, croître), l’autorité est le fait de l’auteur, de celui qui crée, engendre14 ». L’expérimentation vient donc interroger ce passage de l’autorité, qui s’affirme dans mon cas par mon statut de professionnelle, à l’entrée dans cette démarche d’autorisation pour « devenir sujet ». La Barque n’interdit pas, et pour autant, des limites sont définies. C’est l’autre qui vient marquer les limites que chacun·e se pose par rapport à elle et lui-même, par le respect et la tolérance, démontrant ainsi l’attention portée à l’entourage. L’expérimentation reflète une certaine compréhension de l’agir humain et de son ancrage dans le monde. Pour que cette compréhension de l’autre advienne, il faut mûrir sa propre compréhension, autrement dit la compréhension de soi dans la relation à l’autre. En effet, la compréhension mutuelle est un art de vivre ensemble à partir des principes d’unité que sont l’humanité et la diversité culturelle. La conscientisation et le sentiment d’appartenance commune au collectif permettent ce cheminement. À mon sens, ces éléments sont le noyau central afin qu’advienne ce processus d’autorisation, autrement dit la capacité à s’autoriser soi-même. À ce sujet, Jacques Ardoino écrit :

Lorsqu’il s’agit, plus spécifiquement, de l’autorité du sujet, qui nous intéresse principalement ici, nous pensons qu’il faut plutôt entendre la capacité, essentiellement acquise, conquise, autant par le travail et les effets complexes de l’éducation qu’à travers l’expérience de la vie, de se faire soi-même son propre auteur ; c’est-à-dire de décider, en connaissance de cause, des moyens dépendant effectivement de nous comme des principes qui gouvernent notre existence. C’est le sens profond de la forme réfléchie : s’autoriser15.

La Barque s’avère être cet horizon spatiotemporel au sein duquel l’interdit ne s’impose pas. Cependant, la limite s’éprouve au contact des autres, par cet ancrage dans le monde.

Altération

Les autres, c’est la dimension collective que je retrouve à La Barque, participant ainsi de cette compréhension de soi : « L’autre nous altère », me rappelait un enseignant l’an dernier. L’altération se veut être également une condition nécessaire à la démarche d’autorisation. L’altération est ce « processus à partir duquel un sujet change (devient autre) sans, pour autant, perte de son identité, en fonction d’influences (qui peuvent évidemment être perçues tout à la fois négatives et positives) exercées par un autre (ou par d’autres). Plus généralement : effets plus ou moins réciproques d’influences entre des personnes, donc modifications16 ».

L’altération est un véritable processus temporel où les rites d’initiation jouent un rôle majeur, depuis notre naissance jusqu’à nos différentes expériences d’inscription dans la société. L’autorisation participe donc de ce « devenir sujet » par les modifications de comportements, les modes de représentation, les croyances, ou encore du système de valeurs. C’est cette reconnaissance des limites de chacun·e mais aussi « la découverte de ce qui, de moi, m’est étranger [qui] est tout à fait fondamentale, ou plus exactement fondatrice. Je suis pleinement moi-même qu’avec la conscience de ma pluralité et de mes divisions17 ». Cette reconnaissance est celle d’une considération de soi et de l’autre comme étant authentique.

À travers les situations, je constate l’émergence d’une forme de réversibilité, par le fait de recevoir pour mieux donner en retour, ultérieurement. En ce sens, j’ai le sentiment que l’association prend une forme communautaire par la participation des membres envers leurs pairs, qu’ils souhaitent soutenir également lorsque le moment semble opportun pour elles et eux. Le « bon » moment s’inscrit dans ce processus de conscientisation, ce « devenir sujet » qui est « cet être humain, nommé, situé dans l’espace et dans le temps, durée qui le constitue aussi, original et singulier, complexe et conflictuel, prétendant se produire et se préserver dans une unité cohésive et une continuité cohérente, avide de jouissance et achoppant à la souffrance, revendiquant la reconnaissance et le partage, responsable et aliéné18 ». L’équipage de La Barque éveille et participe à ces changements afin que la personne devienne sujet par les actions menées. Chacun·e est ainsi considéré·e comme sujet d’énonciation et d’intention, ne serait-ce qu’à travers la création du Café causé. Par l’altération, c’est la poursuite de son unité singulière qui s’engage, où la subjectivité, cet attribut naturel, est accueillie et se confronte à l’autre pour faire du commun. Les actions menées se situent au cœur d’un contexte social où le sujet « prétend réunir les éléments pour se les approprier (au sens, cette fois, de rendre propre à soi) dans une singularité signifiante. Il vise la reconnaissance (s’y reconnaître et se faire reconnaître), ce qui le place tout de suite dans une visée de sens et dans la relation aux autres19 ». Le « devenir sujet » est une recherche de sens de sa propre expérience. Il s’agit là de prendre conscience qu’il en est le producteur même.

Conclusion

La recherche est finalement une forme de démonstration des possibles avec ces personnes stigmatisées par leurs conditions de survie qui ne se sentent pas toujours représentées dans ce monde. C’est une manière de rendre visibles ces itinéraires singuliers – que l’on voit chaque jour dans l’espace public et qui malgré tout nous échappent, du fait d’une perception parfois incomplète et déformée de la réalité. À La Barque, la résistance a une portée politique critique à travers la recherche perpétuelle d’une quête d’humanisation qu’il faut pouvoir accueillir et accompagner collectivement, au risque, sinon, d’un repli sur soi. La majorité des personnes qui passent la porte du café ont traversé et traversent des moments de crise dans leur vie qui ont ainsi créé des ruptures d’équilibre dans leurs parcours. L’errance peut prendre ancrage à La Barque, en se joignant ainsi à un groupe au sein duquel des transformations progressives peuvent advenir, qui peuvent entraîner une réversibilité dans le collectif, engendrant ainsi d’autres évolutions auprès des autres. Ce sentiment d’appartenance à l’équipage est propice à une compréhension de soi, de l’autre et du monde. Les préoccupations de survie se dissipent au gré des changements qui aboutissent à des transformations individuelles. Pour ces personnes, c’est l’expérience cumulée dans le monde de la rue qui légitime, d’une certaine manière, ces changements dans leur parcours. C’est à partir de leur système de valeurs, dans une approche humaniste, que ces personnes en situation d’errance saisissent le moment opportun dans leur propre parcours. La stabilité est concomitante de la question de la participation et les rites participent de ce changement, permettant l’inscription dans cet horizon spatiotemporel. Ces passages, qu’ils soient matériels ou symboliques, touchent à la réorganisation des rapports de place dans le jeu de la participation. Cela engage une autre relation par un statut distinct, dépassant ainsi la vision du et de la bénéficiaire ou de l’usager et de l’usagère d’un service proposé dans ces lieux.

Par l’expérimentation sociale, je décèle des dimensions caractéristiques de ce processus qui sont : le rapport spatiotemporel à la structure, le rapport à l’autre par l’altération et le rapport au savoir, appréhendant ainsi une autre vision du monde. La participation se manifeste sous la forme d’un rituel qui permet l’entrée dans un groupe social tout en engageant une démarche d’autorisation à « devenir sujet ». Ce sont les prémisses d’une rencontre avec soi-même, où la personne n’est pas condamnée à sa situation, pour que se déploie cette dialectique temporelle entre le passé, le présent et le futur. Croire en la capacité de l’être humain est une manifestation de la confiance accordée à l’autre que je perçois comme le fondement d’une construction authentique du lien tissé. Il s’agit là d’entrer dans des logiques singulières où des transformations peuvent opérer.

Notes

1 Comme il est question d’« équipage » pour qualifier l’ensemble des membres de La Barque, les missions de l’association sont appelées des « voiles ».

2 Pierre Johan Laffitte, 2020, Pédagogie et langage. La pédagogie institutionnelle, à la rencontre des sciences du langage et de l’homme, Paris, L’Harmattan, p. 136.

3 Francis Tilman, 2007, « L’analyse institutionnelle », META, Atelier d’histoire et de projet pour l’éducation, p. 9.

4 Grégory Chambat, 2014, L’École des barricades, Montreuil, Libertalia, p. 184.

5 Georges Lapassade, 2016, « Observation participante », dans Jacqueline Barus-Michel, Eugène Enriquez, André Lévy (dir.), Vocabulaire de psychosociologie. Positions et références, Paris, Éditions Érès, p. 396.

6 Apolline Bougrat, 2020, « Faire participer les classes populaires ? Entre imaginaires politiques et public difficilement mobilisable », Mémoire de master 2 en sociologie, parcours « Métiers de l’intervention sociale et territoriale », p. 44.

7 Paul Fustier, 2015, Le Lien d’accompagnement. Entre don et contrat salarial, Paris, Dunod, p. 206.

8 Jacques Rancière, 2004, Le Maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Paris, 10/18, p. 209.

9 Jacques Rancière, 1998, Aux abords du politique, Paris, Gallimard, p. 90.

10 Laure Duthilleul, 2015, Lubat Père et Fils (film documentaire).

11 Alexia Morvan, 2011, « Pour une éducation populaire politique. À partir d’une recherche-action en Bretagne », thèse en sciences de l’éducation, Université Paris 8 – Vincennes-Saint-Denis, p. 112.

12 Ibid., p. 112.

13 Jacques Ardoino, 2016, « Autorité », dans Jacqueline Barus-Michel, Eugène Enriquez, André Lévy (dir.), Vocabulaire de psychosociologie. Positions et références, op. cit., p. 79.

14 Ibid., p. 63.

15 Jacques Ardoino, 2000, Les Avatars de l’éducation, Paris, PUF, p. 200.

16 Ibid., p. 196.

17 Ibid., p. 191.

18 Ibid., p. 267.

19 Ibid, p. 270.

Citer cet article

Référence électronique

Camille Ramond, « Des naufragé·es aux affranchi·es : quand les exilé·es temporel·les prennent ancrage », Pratiques de formation/Analyses [En ligne], 68 | 2024, mis en ligne le 01 mars 2024, consulté le 28 avril 2024. URL : https://www.pratiquesdeformation.fr/612

Auteur

Camille Ramond

Mastérante en sciences de l’éducation et coordinatrice du café associatif La Barque.

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