« Culture et droits humains » dans les organisations de coopération internationales : deux abstractions à risque pour l’immersion et l’accueil inconditionnel

  • “Culture and human rights” in international cooperation organisations: two abstractions at risk for immersion and unconditional acceptance

Résumés

Dans le champ de l’éducation populaire, les droits culturels permettent la prise en compte de la particularité d’un contexte, en particulier pour les organisations internationales. Pourtant, certain·es volontaires internationaux peuvent penser qu’il est important d’éduquer les populations (dites « locales ») à ce modèle des droits humains sans autre médiation que la prise en compte de la culture. À partir d’un témoignage autobiographique, l'auteur montre que cette prise en compte de la culture dans l’immersion et la création de relations de confiance est vaine lorsqu’elle ne s’inscrit pas dans une expérience sensible, et que la culture peut n’en rester qu’à un modèle qui traite les personnes de manière générale. Il propose ensuite une prise en compte de l’épistémè, donc du mode de production des savoirs, après avoir montré la difficulté de travailler avec des modèles qui ne s’appliquent pas clés en main – ici les droits humains – sous peine de transformer la coopération internationale en un néo-impérialisme.

In the context of people’s education, cultural rights make it possible to consider the particularity of a context, in particular for international organisations. Yet, some international volunteers consider that the so-called local populations ought to be educated in this model of human rights, without any other intermediation than by taking culture into account. The author, based on a testimonial, shows that taking culture into account in the process of immersion and the creation of relationships of trust can turn meaningless if it is not part of a sensible experience and that culture cannot remain merely a model that treats people in a generalized manner. He then suggests considering the épistémè, the mode of production of knowledge, after demonstrating the difficulty of working with models that cannot be applied off the shelf, based on the example of Human Rights, which can also turn into a neo-imperialism within international cooperation.

Plan

Texte

Les volontaires qui occupent des postes de terrain au sein des organisations internationales travaillent pour le compte de structures diverses : des organisations d’éducation populaire, des organisations de développement ou des organisations qui mettent en œuvre des projets socioculturels.

Les volontaires internationaux qui participent à ces projets vivent une expérience d’arrachement à leur propre culture qui peut les mener à certaines positions extrêmes, comme celle de considérer que les habitant·es des pays dits « du Sud » devraient s’emparer à tout prix du modèle universel des droits humains – universalité que leur culture d’origine leur fait supposer telle. À partir d’un témoignage personnel, je montre que l’utilisation du concept de culture dans le champ de l’éducation populaire peut poser différents problèmes. La prise en compte de la culture dans la rencontre avec autrui, l’immersion dans un milieu ou l’accueil inconditionnel des personnes oppressées sont-ils suffisants ? Quels risques cette prise en compte insuffisante peut-elle poser lorsqu’elle ne s’inscrit pas dans une expérience sensible ?

Dans un premier temps, pour situer ce questionnement dans une expérience, je propose un témoignage d’une expérience de volontariat international dans une organisation d’éducation populaire aux Philippines. Dans un deuxième temps, je montre comment la culture agit comme une œuvre assignant les personnes à des rôles et à une place bien précis, à partir de la pensée de Maurice Merleau-Ponty. Après avoir montré la limite de l’utilisation du concept de culture pour aborder la rencontre et l’immersion, je montre dans un troisième temps comment l’utilisation du modèle des droits humains comme consensus universel par les organisations internationales peut aussi sous-tendre l’expression d’un néo-impérialisme. En m’appuyant sur les travaux de Boaventura de Sousa Santos, je discuterai de la nécessité de la prise en compte d’épistémologies plurielles, et non pas seulement des droits culturels, pour penser l’émancipation dans un contexte non occidental.

Partage d’expérience autobiographique

En 2015, je suis arrivé aux Philippines par le biais de l’organisation internationale ATD Quart Monde. Je travaillais dans plusieurs quartiers très pauvres de la capitale, et sur des sites de relogement situés dans deux régions, au nord et au sud de la région métropolitaine de Manille. Il s’agissait d’une organisation d’éducation populaire qui vise à créer des espaces de rencontres pour que certaines personnes qui vivent dans la grande pauvreté puissent relever la tête, parler à des personnes d’autres milieux sociaux sans avoir honte, se considérer comme des acteurs ou des actrices de la vie en société. Cette organisation propose des activités destinées aux enfants (des bibliothèques mobiles), aux jeunes (théâtre, festivals artistiques) et aux adultes (universités populaires). À partir des activités, l’organisation propose à ces personnes de se former en devenant bénévoles, en participant aux universités populaires, afin qu’elles puissent devenir des représentant·es des habitant·es. Comme cette organisation s’inscrit dans une démarche d’éducation populaire, les apprentissages non formels et informels sont valorisés, et les relations institutionnelles avec les partenaires locaux (autres organisations, administration locales, groupes divers) permettent de construire un réseau et de produire une parole publique politisée. L’organisation est en effet partie prenante avec des consultations gouvernementales de plusieurs ministères pour que l’expérience des personnes vivant dans la grande pauvreté puisse être prise en compte. Cette parole publique est soutenue par l’idée d’effectivité du droit.

Ma différence culturelle – ou la honte d’être Blanc – et le modèle d’émancipation fondé sur les droits humains comme horizon à mon action sont les deux difficultés majeures auxquelles j’ai dû faire face et que je souhaite mettre en discussion à partir de mon témoignage.

Je vis aux Philippines depuis huit ans, et je ressens toujours une difficulté lorsqu’on me demande comment j’y suis arrivé. Je réponds en général que j’ai participé à un échange de volontaires internationaux, puisqu’une volontaire philippine a été affectée en France lorsque j’ai été envoyé aux Philippines. Ce n’est pas tout à fait exact, même si l’organisation qui m’a permis de partir aux Philippines pratique la réciprocité.

Durant mes premiers mois de volontariat, j’avais l’impression que le fait d’être Blanc allait prendre le dessus sur toutes mes relations. Dans la perspective d’éducation populaire, mon action de volontaire ne s’inscrivait en effet pas dans un projet clé en main, avec des objectifs, mais sur ma capacité à rencontrer les personnes comme êtres humains et non comme possibles usagères et usagers, ou bénéficiaires. En d’autres termes, la construction des relations était au cœur de mon travail. La première année de ma présence comme volontaire, je participais à un programme d’alphabétisation et à des groupes d’universités populaires dans différents lieux de la capitale. Ma difficulté était que je craignais toujours qu’on me regarde comme un Blanc impérialiste, qui venait ici en croyant savoir quoi y faire, comment le faire et pourquoi le faire – pour « libérer les gens de la pauvreté », par exemple. Je cherchais donc à me faire le plus petit possible, à écouter les gens, ne pas trop répondre, ne pas demander pourquoi ni comment, seulement être là et écouter. Je refusais de participer de manière trop engagée aux activités pour laisser la place aux bénévoles philippin·es. Je refusais aussi de participer aux prises de décisions. Je me mettais donc en retrait pour construire ces relations, car je me sentais comme coupable de la situation de pauvreté générale de l’archipel philippin1, et plus particulièrement dans la région de Manille.

Je pense que cette culpabilité d’être Blanc était entre autres fondée sur les réactions d’autres volontaires que je pouvais parfois rencontrer. Il existe des réseaux pilotés par les services culturels des ambassades ou d’organisations comme France Volontaires, qui coordonne des groupes de volontaires internationaux. Dans le cadre de ces réseaux, j’avais eu la possibilité de rencontrer d’autres volontaires allochtones. Ce qui me frappait durant les temps informels qui avaient lieu autour de ces réunions, c’étaient les critiques sur les habitant·es de l’archipel comme « les Philippins sont inéducables », ou encore qu’« ils ne comprennent rien à ce qu’on cherche à faire ici », ou qu’« il faudrait les éduquer aux droits de l’homme et à l’égalité ».

Les critiques formulées par ces volontaires portaient sur l’organisation sociale – selon l’idée que les Philippin·es « aiment l’organisation féodale » – ou encore sur le système politique, la corruption, le niveau de respect des droits humains. Elles touchaient aussi aux grandes catégories anthropologiques : l’éducation, l’alliance, la filiation, le genre, les mythes. Une majorité de volontaires déplorait la place de la religion dans l’archipel, comme s’il fallait en libérer les personnes, mais aussi la pauvreté de l’enseignement ou le manque de moyens accordés à l’école. Le fait que le divorce n’est pas autorisé aux Philippines montrait pour certain·es une société « hypocrite, car les gens se séparent dans la réalité ». L’absence de contraception et l’interdiction de l’avortement constituaient un autre point de tension. D’après les volontaires, une partie de la réponse à toutes ces difficultés philippines était l’application des droits de l’homme, comme modèle universel, auxquels il fallait exposer et éduquer la population locale.

Cette violence condescendante néocoloniale m’a mis extrêmement mal à l’aise et j’ai tenté de me désolidariser de ces volontaires en évitant de les fréquenter. Pour compenser ma culpabilité d’être Blanc, je pensais qu’il fallait que je vive « à la philippine » : comme l’organisation dans laquelle je travaillais portait en son cœur la rencontre avec les personnes, habiter dans ou près des quartiers pauvres y est une pratique courante. Mon désir de chercher à comprendre la culture des Philippines pour ne pas tomber dans des analyses réductrices et condescendantes entrait donc en résonance avec le projet d’éducation populaire porté par cette organisation. J’avais par exemple mis un point d’honneur à apprendre la langue, contrairement à la majorité des allochtones qui habitent aux Philippines. Je me sentais assez perdu, et j’essayais de vivre le plus simplement possible pour me différencier des Européen·nes. Dans ma vie quotidienne, je n’utilisais pas de climatisation, ne prenais jamais de taxi ou n’allais pas au restaurant. Je lavais mon linge à la main, faisais mes courses au marché, en pensant qu’il était normal de m’imposer cela pour comprendre la culture philippine.

Neuf ans plus tard, je pense que j’étais perdu entre ce que je pensais être la culture philippine et ce qui correspondait plutôt à la culture populaire urbaine de Manille : je pensais que ce dont je faisais l’expérience dans mon quartier correspondait à une expérience universelle dans l’archipel. Je m’étais construit un imaginaire autour de ce que devait et devrait être la culture philippine, pour mieux construire des relations et mieux vivre ces transformations, cette éducation populaire, en contrepoint avec les organisations de développement. Mais je m’étais isolé. Le fait que je travaille dans des quartiers très pauvres n’a pas aidé, et celui de vivre en cherchant à éviter à tout prix les lieux formels, climatisés, anglophones, qui me rappelaient l’Europe, m’a également isolé. Ce dont je me rends compte aujourd’hui, c’est que même si je ne tenais pas les mêmes postures extrêmes que les personnes que je rencontrais dans les réseaux des organisations franco-philippines, qui assignaient les gens à des rôles ou des idées, finalement, pour moi, le résultat était le même – mais de manière plus insidieuse et par des voies différentes, car je m’étais moi-même construit une idée préconçue de la culture philippine.

Aujourd’hui, je suis libéré de tout cela. Je regarde désormais les personnes comme des êtres humains et non plus par le prisme de la culture. Cependant, je ne suis pas aveugle au sujet des rapports sociaux de pouvoir qui peuvent se jouer entre les hommes, les femmes, les personnes blanches, les Philippin·es, les plus jeunes, les plus âgée·es, etc. Je n’utilise cependant plus le mot « culture » pour designer ces rapports sociaux, car je ne crois pas qu’il soit suffisamment circonscrit ni que sa définition fasse l’unanimité.

Œuvre de culture et assignation des personnes

Pour mieux comprendre ce témoignage, il me semble important de revenir sur le concept de culture, en réintroduisant le thème de la chair comme catégorie d’analyse, en particulier à partir de la philosophie de Merleau-Ponty. La pensée de ce philosophe permet d’aborder la perception non pas comme une activité de l’esprit ou d’une raison pure, mais comme une activité de la corporéité : c’est ainsi qu’elle peut nous éclairer sur ce que signifient « percevoir », « voir », ou pour définir des caractéristiques face à ce qu’on l’on perçoit. En prolongement, la pensée merleau-pontienne est profondément liée à l’être et permet une ouverture à un questionnement plus ontologique2. C’est dans ce double apport, phénoménologique et ontologique, que je souhaite convoquer ici cet auteur.

En effet, à ses yeux, la perception est avant tout une activité du corps, qui est liée à la motricité. Merleau-Ponty a insisté sur l’entrelacement entre la perception et la motricité3, car percevoir, c’est en quelque sorte agir, un agir inséparable de l’objet. Nous sommes toutes et tous ouvert·es sur le même monde, et nos corps offrent un point de vue précis sur ce monde. Notre propre point de vue peut également communiquer avec celui d’autrui, c’est-à-dire qu’il existe une multiplicité de points de vue, de perspectives. Dans la rencontre entre deux êtres, autrui est reconnaissable non pas par une activité de la raison, mais bien en fonction de sa manière d’occuper l’espace – les mouvements qu’il exécute de manière inimitable –, et ce caractère montre ce lien entre perception et motricité. On perçoit avec son corps la manière propre et inimitable d’autrui de concevoir, moduler le monde, son esthétique, sa manière d’agir. Le philosophe déclare aussi :

Jamais les choses ne sont l’une derrière l’autre. L’empiétement et la latence des choses n’entrent pas dans leur définition, n’expriment que mon incompréhensible solidarité avec l’une d’elles, mon corps, et, dans tout ce qu’ils ont de positif, ce sont des pensées que je forme et non des attributs des choses4.

Qu’est-ce que cet apport peut donner à penser ? La rencontre interculturelle et l’immersion dans le milieu, qui sont deux dimensions importantes que l’on trouve dans le champ de l’éducation populaire, se font donc en premier lieu par la présence de notre corps, de notre chair, et par notre perception. On ne peut arriver dans un milieu, dans un quartier, dans un autre monde, avec des modèles ou des catégories pré-pensés. L’intersubjectivité et la rencontre se font en premier lieu par notre appartenance commune, par la présence de nos corps dans l’espace.

En rappelant ce lien profond entre perception et motricité, Merleau-Ponty nous éclaire aussi en soulignant que l’activité perceptive conduit à former des pensées et non pas des attributs des choses. L’expérience sensible, celle de la perception, n’est pas dénuée de sens, mais est au contraire un « lieu de signification qui concerne le plus intime de la conscience5 », ce qui veut dire que cette expérience ne relève pas de la pensée conceptuelle, ni même du modèle.

Le philosophe explique aussi que la « culture » œuvre sur nous, pétrit nos corps qui sont insérés dans un milieu. Dans la vision merleau-pontienne, il n’y a plus de séparation entre nature et culture, car c’est le corps, la chair, qui permet l’intersubjectivité. Cette insertion du corps, le « corps propre » dans le milieu culturel, donne une place importante aux perceptions, aux sensations, car c’est par la perception que l’on reconnaît la singularité d’autrui. Le cogito ergo sum cartésien ne fonctionne pas, puisque l’être n’est pas seulement culture.

En critiquant une certaine philosophie des sciences, en particulier le culturalisme des années 1940, le philosophe met ses lecteurs et lectrices en garde sur le fait que lorsque « l’homme devient le manipulandum qu’il pense être, on entre dans un régime de culture où il n’y a plus ni vrai ni faux touchant l’homme et l’histoire, dans un sommeil ou un cauchemar dont rien ne saurait le réveiller6 ». Il ne s’agit donc pas de traiter les êtres humains comme des objets en général, dont les comportements seraient soumis à des règles culturelles, des habitus ou des schèmes, et de garder en mémoire que les théories sont des modèles, des simplifications ou des abstractions : cette vigilance permet de ne pas, ou moins, tomber dans des analyses prêtes à penser qui mènent finalement à beaucoup de violence, et ceci au nom de l’intervention et de la libération des personnes oppressées.

En figeant la culture des personnes dans un étant réducteur, sans la considérer comme une « œuvre », ni prendre en compte l’expérience sensible, certain·es volontaires internationaux assignent les personnes à une place précise sur la carte du « monde du possible ». Cette prescription, qui peut se faire à partir de catégories anthropologiques comme la filiation, l’alliance, l’éducation ou encore les croyances, peut correspondre à une « œuvre de culture », qui enrobe la chair et l’assigne géographiquement, empêchant donc la réflexivité.

Le principal apport de cette analyse est de redire que la rencontre entre deux personnes se fait dans le monde sensible, tout d’abord par la perception et la chair, et que l’accueil inconditionnel des personnes dans une visée émancipatrice, dimension centrale de l’éducation populaire, se doit de ne pas immédiatement se définir par l’application de catégories. Il s’agit donc bien d’accueillir l’autre comme un·e ami·e, d’établir des relations de confiance entre les personnes, sans tomber dans le piège d’une approche systémique qui convoque des catégories d’analyse, qui omet l’expérience sensible. Cette analyse souligne l’importance du regard sur les personnes comme des êtres humains, des sujets, et non comme des objets de culture ou des objets généraux, soumis à des fonctionnements qui reposent sur des catégorisations. Cependant, elle ne nous empêche pas de prendre en compte et de regarder les rapports sociaux de pouvoir qui se jouent dans l’intersubjectivité.

Les théories étant des modèles, des abstractions et des simplifications de la réalité, je souhaite également interroger le modèle des droits humains, dont la mise en œuvre constitue un horizon, voire une culmination, de l’émancipation pour un certain nombre d’organisations d’éducation populaire.

Imposer le modèle des droits humains ou reconnaître d’autres épistémologies ?

Le combat pour la libération et l’accès aux droits est important dans l’éducation populaire. Il est même l’une des caractéristiques que l’on peut retrouver dans ses différents mouvements, ses différentes expressions, avec pour sorte de culmination l’accès aux droits, qui reposerait sur un idéal égalitaire.

Toutefois, ce concept a été forgé dans un contexte particulier, dans une culture particulière, dans une histoire sociale particulière et dans une manière de produire des connaissances particulières. Pour Michel Foucault, l’épistémè est un « a priori historique7 » qui autorise la production et la transformation des savoirs à une époque donnée. Elle est constituée d’un système de règles invisibles qui n’est pas juste « l’instauration d’un ordre parmi les choses8 », mais qui permet d’obtenir une compréhension de ce qui est pensable, à une certaine période9.

Platon et ses Lois, René Descartes et son Cogito, les Lumières et leur Encyclopédie, James Medison et son Bill of Rights, Pauline Kergomard et ses jardins d’enfants, sont autant de figures qui montrent une conception des droits humains, et leur possible application. Autrement dit, les droits humains comme concept philosophique et éthique sont le produit d’une certaine culture, mais aussi d’une certaine épistémè.

J’ai souligné dans mon témoignage les nombreuses critiques portées aux Philippines sur la corruption, la non-possibilité de divorcer, l’interdiction de l’avortement ou encore la prégnance de la religion. D’après un certain nombre de volontaires, il faudrait réintroduire le concept de droits humains pour que « les Philippins s’en saisissent », sans savoir ni comment, et surtout ni pourquoi. On pourrait donc prendre un exemple inverse : si un groupe de volontaires internationaux philippin·es venait en France en disant qu’il faudrait développer le pakikipagkapwa-tao10 dans « notre » pays, ils diraient qu’il faudrait développer l’esprit de groupe, ou le Moi collectif, réalisant par là une réduction d’un concept profond, inexplicable par des mots, en quelques minutes. Je voudrais faire plusieurs remarques à partir de cet exemple.

La première est de savoir qui entend quoi par « Moi collectif », ou droits humains. La deuxième est de savoir pourquoi l’objectif est fixé à l’avance. La troisième est de savoir si les Européen·nes accepteraient que des milliers de volontaires étrangers et étrangères, dont la majorité ne parlent pas français, arrivent en France et critiquent l’individualisme ou le système de redistribution des ressources sans en avoir compris l’origine, l’objectif, le pourquoi, le comment, mais surtout la manière dont ces systèmes ont été produits. C’est en ce sens que le concept d’épistémè me semble être bien plus pertinent à prendre en compte que celui de culture.

Pour régler le déficit d’universalité du concept des droits humains et son manque de dialectique avec des contextes particuliers, on parle aujourd’hui d’une meilleure prise en compte des droits culturels. À titre d’exemple, dans ses travaux sur les violations intersectionnelles des droits, le philosophe Patrice Meyer-Bisch rappelle leur importance : « Sans droits culturels, pas de démocratie11 », déclare-t-il :

Une démocratie trouve sa force dans la capacité d’interprétation et la puissance critique de ses citoyens. C’est précisément le sens des droits culturels, en première ligne des défis actuels. Deux questions complémentaires se posent alors : pourquoi les droits culturels sont-ils encore sous-développés au sein du système universel, indivisible et interdépendant des droits humains alors qu’ils sont au cœur de toutes les libertés ? Et pourquoi, dans nos pratiques politiques et administratives, le domaine culturel est-il confiné aux beaux-arts et aux patrimoines12 ?

Après huit années passées aux Philippines, sous la mandature du président Rodrigo Roa Duterte et aujourd’hui celle de Ferdinand Marcos Jr, fils du dictateur éponyme, il me semble que le principal problème de ce type de réflexions, qui associent l’effectivité des droits culturels au fonctionnement de la démocratie, est qu’elles sont difficilement transposables clé en main dans un autre contexte. Je ne suis pas convaincu aujourd’hui que la citoyenneté comporte nécessairement une dimension de puissance critique, en tout cas dans des contextes très différents de ceux dans lesquels ces concepts ont été produits. On peut considérer que vouloir imposer le modèle des droits humains – en en déclarant l’universalité – est un type d’expression néo-impérialiste qui vise à imposer un modèle occidental dans des pays dits « émergents », sous couvert de bonnes intentions, et souvent de manière inconsciente.

C’est en lisant un article de Boaventura de Sousa Santos que j’ai compris en quoi la question de la médiation des concepts d’un contexte à l’autre ne trouvait pas de réponse si on la prenait seulement par le prisme de la culture. Cet auteur regarde ces questions non pas seulement par le prisme de la culture, mais aussi par celui de l’épistémologie, donc les moyens de production d’une connaissance. Sa thèse est que le savoir occidental correspond à une certaine épistémologie, construite dans un contexte d’hégémonie de l’Occident sur le reste du monde. Il est nécessaire de s’en extraire pour comprendre précisément le mode de production de connaissance d’autres groupes. Les deux piliers de ces épistémologies du Sud sont la traduction interculturelle et l’écologie des savoirs13.

Ce sociologue du droit insiste donc sur la nécessité de procéder à une « traduction interculturelle », ce qui nécessite de créer des savoirs partageables. Cela passe également par la reconnaissance d’autres types d’épistémologies, c’est-à-dire sortir des catégories forgées par le savoir occidental.

L’épistémè trouve son origine philosophique dans l’éthique aristotélicienne, au Livre VI qui traite de la sagesse théorétique. Le philosophe y déclare en effet que :

Il est clair, par conséquent, que la sagesse sera la plus achevée des formes du savoir. Le sage doit donc non seulement connaître les conclusions découlant des principes, mais encore posséder la vérité sur les principes eux-mêmes. La sagesse sera ainsi à la fois raison intuitive et science [επιστηµη]14.

L’épistémè n’est donc pas une simple méthode de vérification de la preuve, mais fait à la fois référence à un savoir, ou un ensemble de connaissances constituées, mais aussi à une vertu si on la replace dans son fondement philosophique. Il me semble que l’une des erreurs des organisations d’éducation populaire internationales est de ne pas suffisamment prendre en compte la manière dont les connaissances sont constituées, en se focalisant trop souvent sur le concept de culture.

Il semble donc dangereux de croire que les droits humains sont au cœur de toutes les libertés, qu’il faille imposer ce modèle et le dialectiser avec une meilleure prise en compte des droits culturels. Il s’agit encore une fois d’un modèle, d’une abstraction, et non pas de la réalité. Sans médiation, sans compréhension de la manière dont le savoir est produit, il me semble impossible de mener des actions d’éducation populaire sans que celles-ci ne deviennent un espace de conversion à des formules prêtes à penser.

Conclusion

L’expérience de volontariat international présentée sous forme d’un témoignage m’a permis de mettre deux points en discussion : celui de la culture et celui du modèle des droits humains. L’analyse de Merleau-Ponty nous met face à notre première implication : celle du corps. La rencontre avec d’autres, l’immersion dans un milieu que vivent les praticien·nes d’éducation populaire se font en premier lieu par le corps et l’expérience sensible, et non par des catégories ou des modèles qui peuvent agir sur les personnes comme une œuvre. Il me semble donc que dans les pratiques d’éducation populaire, il est important d’adopter une posture médiane : il ne s’agit pas de nier les rapports sociaux de pouvoir entre les sexes, les genres, les catégories socioprofesionnelles ou les personnes racialisées, mais il s’agit de ne pas violer le fondement de l’intersubjectivité. Celle-ci ne se fait pas en premier lieu par des catégories. L’analyse de Sousa Santos invite à ne pas seulement considérer la culture comme catégorie d’analyse des relations de pouvoir et d’oppression, mais aussi à une prise en compte de la manière dont le savoir est constitué, ainsi qu’à la reconnaissance d’épistémologies plurielles. Cela peut donc nous inviter à entrevoir le modèle des droits humains, déclaré comme universel par de nombreuses organisations d’éducation populaire, comme l’expression d’un néo-impérialisme à visée de guérison morale, à l’instar de ce que souligne le sociologue japonais Wataru Kusaka au sujet des associations aux Philippines15. La médiation par les droits culturels peut donc sembler vaine si des épistémologies plurielles ne sont pas reconnues. Enfin, le fondement aristotélicien de l’épistémè permet également de réinscrire cette reconnaissance dans une éthique, et non pas dans une obligation morale ou une contrainte à prendre en compte par ces mêmes praticien·nes, en particulier dans un contexte international.

Notes

1 D’après une enquête récente, environ 2,5 millions de personnes vivent dans un bidonville dans la région métropolitaine de Manille, qui en comporte plus de cinq cents. Voir Adem Yulu, 2021, « Slum areas of Southeast Asia : The case of Manila, Philippines », Türk Coğrafya Dergisi, n° 77, p. 176 [En ligne].

2 Stefan Kristensen, 2006, « Maurice Merleau-Ponty, une esthétique du mouvement », Archives de Philosophie, n° 69, p. 124 [En ligne].

3 Marc Parmentier, 2018, « Espace, mouvement et corps virtuels chez Merleau-Ponty », Méthodos, n° 18 [En ligne].

4 Maurice Merleau-Ponty, 1994 [1964], L’Œil et l’Esprit, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », p. 45.

5 Michel Collot, 1998, « L’œuvre comme paysage d’une expérience. Merleau-Ponty et la critique thématique », in Anne Simon et Nicolas Castin (dir.), Merleau-Ponty et le littéraire, Paris, Presses de l’École normale supérieure, p. 27.

6 Maurice Merleau-Ponty, 1994, L’Œil et l’Esprit, op. cit., p. 12.

7 Michel Foucault, 1977 [1969], L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, p. 166.

8 Michel Foucault, 1966, Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, p.11.

9 Jean-Claude Vuillemin, 2012, « Réflexions sur l’épistémè foucaldienne », Cahiers philosophiques, vol. 130, n° 3, p. 39-50 [En ligne].

10 Il s’agit d’un concept faisant référence à une appartenance commune.

11 Patrice Meyer-Bisch, 2019, « Pour une vraie démocratie culturelle », Revue Projet, n° 372, p. 67-74 [En ligne].

12 Ibid.

13 Boaventura de Sousa Santos, 2011, « Épistémologies du Sud », Études rurales, n187, p. 21-50 [En ligne].

14 Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre VI [1141a-1141b], traduction de Jean Tricot, 1959, p. 136 [En ligne].

15 Wataru Kusaka, 2019, Moral Politics in the Philippines : inequality, democracy, and the urban poor, Quezon City, Ateneo de Manila University Press, p. 10.

Citer cet article

Référence électronique

Jérémy Ianni, « « Culture et droits humains » dans les organisations de coopération internationales : deux abstractions à risque pour l’immersion et l’accueil inconditionnel », Pratiques de formation/Analyses [En ligne], 68 | 2024, mis en ligne le 01 mars 2024, consulté le 27 avril 2024. URL : https://www.pratiquesdeformation.fr/599

Auteur

Jérémy Ianni

Doctorant contractuel, Experice, Université de Paris 8, Jérémy Ianni a travaillé pendant huit ans dans une organisation d’éducation populaire en France et aux Philippines, et y est toujours engagé aujourd’hui comme bénévole.

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