Les diplômes intégrant l’éducation populaire voient le jour dans le champ de l’animation, sous le gouvernement du Front populaire, en 19371. Leur uniformisation, engagée dans une approche militante à partir de 2001, conduit à un tournant technique qui renvoie l’éducation populaire sur des registres de contenu, de concept ou encore de mythe2. Partant, la mise en retrait de l’approche militante de l’éducation populaire et l’injonction faite aux organismes de formation de se positionner dans un marché engendrent une entrée de nouveaux et nouvelles professionnel·les étrangères et étrangers à cette notion (allogènes)3. Celles et ceux-ci s’approprient l’éducation populaire et la mobilisent à partir de leur ancrage professionnel originel (travail social, santé, sport), tout en évoluant sur le même marché que les acteurs initiaux de ce secteur (endogènes)4. Les diplômes de l’animation évoluent, transformant ainsi la place de l’éducation populaire. Si Pierre Besnard5 et Francis Lebon6 considèrent l’animation comme « la fille professionnelle de l’éducation populaire » – soulignant par là le rôle important de l’éducation populaire dans la création de l’animation –, Raymond Labourie7, lui, estime que l’animation ignore l’héritage de l’éducation populaire. Enfin, Guy Saez8 et Jean-Luc Richelle9 affirment une rupture entre l’animation et l’éducation populaire. Les liens entre ces deux notions font donc l’objet d’un débat.
Pour penser l’éducation populaire, ce travail s’appuie sur l’analyse de Christian Maurel10, qui en définit quatre enjeux contemporains : la conscientisation, l’émancipation, l’augmentation du pouvoir d’agir et la transformation sociale et politique. Notre analyse s’appuie également sur les discours des protagonistes qui s’en revendiquent, afin d’appréhender leur perception de la place de l’éducation populaire dans les diplômes d’animateur et d’animatrice, suivant en cela la méthodologie adoptée par Howard Becker quand il étudie les mondes de l’art à partir du discours de ses acteurs et de leurs interactions11.
À l’aune de ces éléments, cet article traite la question suivante : dans quelle mesure les nouveaux diplômes d’animateur et d’animatrice renouent-ils avec l’éducation populaire ou, au contraire, s’en éloignent-ils ? En d’autres termes, en quoi les diplômes d’animateur et d’animatrice participent-ils à la conscientisation, l’émancipation, l’augmentation du pouvoir d’agir et la transformation sociale et politique ?
Les diplômes « Jeunesse et éducation populaire » (JEP) apparaissent au début des années 2000, sous l’impulsion de Marie-George Buffet12, afin d’intégrer les formations d’animateur et d’animatrice dans le processus de Bologne13 et de les faire reconnaître dans le système d’enseignement LMD (licence-master-doctorat). Les diplômes sportifs subissent également une recomposition et partagent l’acronyme JEPS – Jeunesse, éducation populaire et sports – pour les certificats professionnels (CP), brevets professionnels (BP), diplômes d’État (DE) et diplômes d’État supérieurs (DES). Ce travail se consacre à la formation d’animateur et d’animatrice professionnel·le et écarte donc les brevets d’aptitude aux fonctions d’animateur (BAFA) et brevets d’aptitude aux fonctions de directeur (BAFD), qui ne font pas partie du même « marché » de la formation professionnelle. Les instituts universitaires de technologie (IUT) proposent un Bachelor universitaire de technologie (BUT) « Carrières sociales, option Animation sociale et socioculturelle » sur le territoire grenoblois, qui complète l’offre des diplômes JEP. La filière de diplômes se calque sur la division du travail14 : le CPJEPS couvre les fonctions d’assistants, le BPJEPS forme des techniciens, le DEJEPS et le BUT des coordinateurs, et le DESJEPS des directrices et directeurs d’établissement.
Terrain d’enquête
Bernard Roudet15 a analysé l’influence de l’éducation populaire dans la ville de Grenoble. Il ressort de ses travaux que les acteurs de la formation d’animateur et d’animatrice revendiquent leur attachement et leur inscription dans cette notion. D’autre part, de nombreuses structures aux statuts différents (associations, universités et entreprises) constituent le marché de la formation sur le territoire16. Elles proposent l’ensemble des diplômes JEP mais aussi d’autres formations promouvant l’éducation populaire qui ne sont pas répertoriées au Répertoire national des certifications professionnelles (RNCP). Le territoire grenoblois est donc retenu pour sa richesse empirique, aussi bien au niveau des acteurs de la formation que de celui des diplômes proposés, mais aussi pour son histoire et ses actions particulièrement pionnières en matière d’éducation populaire, à l’instar des budgets participatifs.
Les résultats présentés dans cet article sont issus d’une recherche doctorale qui propose une analyse comparée de trois marchés de la formation d’animateur et d’animatrice (Paris, Grenoble et Toulouse). Le recueil de données a eu lieu entre 2018 et 2020. Onze entretiens ont été réalisés à Grenoble : trois conseillers d’éducation populaire et de jeunesse (CEPJ) dont un retraité, une enseignante-chercheuse (professeure associée), un enseignant-chercheur retraité (responsable de département Carrières sociales), deux associations (entretiens réalisés avec le directeur général et une coordonnatrice de formation pour la première, avec le président et un formateur pour la seconde) et deux entreprises (une formatrice d’une SCOP17 et une dirigeante d’EURL18). Les protagonistes rencontrés évoluent dans la formation d’animateur et d’animatrice, et plus globalement dans l’éducation populaire, depuis plusieurs dizaines d’années. Une mention caractérisant l’interlocuteur ou l’interlocutrice complète chaque extrait d’entretien : fonction, ancienneté, âge, propriétés sociales et institutionnelles. Un numéro est attribué aléatoirement à chaque personne.
Afin d’analyser la valeur de l’inscription de l’éducation populaire dans les formations d’animateur et d’animatrice proposées, cet article s’intéresse aux discours que les acteurs de la formation construisent, sur quatre plans : 1) l’ancrage territorial de l’éducation populaire, afin d’apporter des éléments de compréhension quant au positionnement des protagonistes de la formation ; 2) leur inscription et leurs revendications concernant l’éducation populaire, ainsi que les rapports entre elles et eux, à travers leurs interactions ; 3) leur perception de l’éducation populaire dans les formations ; 4) l’intérêt et le rapport à l’éducation populaire qu’ils et elles attachent à leur enseignement auprès du public en formation.
Ancrage territorial de l’éducation populaire
Au-delà de la situation géographique de la ville – entourée de montagnes et donc propice à la pratique de l’animation et du sport –, une période historique de Grenoble revient spontanément et régulièrement dans le discours des acteurs de la formation : la mandature du maire socialiste Hubert Dubedout, de 1965 à 198319. Ce dernier fut entouré de militants de l’éducation populaire qui ont grandement participé à la dynamique sociale dans la ville.
La première municipalité de Dubedout est issue de pratiquement 50 % de militants éducation populaire, de gens qui ont appris à gérer, à vivre ensemble à discuter, à formuler des projets. (Directeur département Carrières sociales, retraité, + 70 ans, militant, université, 1)
À cette époque, l’intégration de l’éducation populaire à la politique du maire favorise l’essor de l’animation dans la ville et soutient la participation des habitant·es. La mairie alloue des budgets qui encouragent les professionnel·les dans leurs actions d’éducation populaire. La création d’une Maison de la culture promeut la dimension culturelle sur le territoire. L’importante présence de militant·es conduit l’IUT à proposer l’un des premiers diplômes universitaires de technologie (DUT) « Carrières sociales, option Animation sociale et socioculturelle » de France en 1968. Comme le souligne le maire dans son journal municipal, lors de son deuxième mandat, Grenoble obtient même une image de « Ville Pilote20 ». Une attention particulière est portée à la qualité de vie dans la ville.
Il y a eu beaucoup d’animateurs et de structures. Ce n’est pas étonnant que Malraux ait fait une Maison de la culture ici. Et arrive aussi un maire emblématique à Grenoble : Dubedout qui a fait quatre mandats et était à fond dedans, c’était un pur produit de l’éducation populaire, militant, syndicaliste… Il a inventé les groupes d’éducation populaire qui géraient le quartier. Il avait décentralisé des budgets, choses qu’on réinvente maintenant, le bon participation, les formations, l’IUT, le département « Carrières sociales » avec l’option Animation, ce n’est pas étonnant à Grenoble. » (CEPJ, retraité, [60 ; 70 ans], militant, DRJSCS, 2)
La politique sociale s’étend jusqu’à la création du grand ensemble d’urbanisation de la Villeneuve21 et la promotion de la culture, l’éducation et la participation citoyenne dans les grands ensembles. Là encore, la mairie alloue des budgets visant la promotion d’actions des habitant·es.
C’est plutôt pas mal Grenoble sur les questions du social, socioculturel. Il y avait la Villeneuve, à Grenoble, où il y avait toutes les écoles Freinet au test. Même maintenant, tout ce qui est budget participatif, citoyenneté, les conseils citoyens indépendants, ils ont été dans les premières villes à les proposer. (Professeure associée, + 25 ans, [45 ; 55 ans], militante, université et association, 3)
L’éducation s’adapte aux différents publics, notamment avec la mobilisation d’approches pédagogiques comme celles de Célestin Freinet. Les écoles sont pensées hors les murs et l’animation y trouve une place, en complément du système éducatif.
Je travaillais dans une école Freinet. Le projet était fantastique à la Villeneuve, avec des écoles hors les murs, pas d’école fermée. (Formateur, + 40 ans, [55 ; 65 ans], militant, association, 4)
Cette époque dynamique en matière d’éducation populaire et d’animation génère une volonté des acteurs à la faire perdurer. Cependant, les restrictions budgétaires qui s’amorcent à partir des années 2010 sont susceptibles de mettre les structures de formation de toute nature – les structures locales comme les délégations nationales – en péril. C’est le cas de la Fédération régionale des Maisons des jeunes et de la culture qui quitte le territoire en 2017 pour des questions économiques22.
C’est compliqué à cause des financements et des postes après. C’est sûr que les structures d’éducation populaire, elles ne sont plus trop aidées, les subventions d’État ont beaucoup baissé, il reste les Caisse d’allocations familiales, les collectivités locales et les villes. Pour être financé par une ville, il faut qu’elle soit en accord avec ce que vous faites. (CEPJ, proche de la retraite, [60 ; 70 ans], militant, DRJSCS, 5)
La baisse des subventions d’État conduit ainsi à une recomposition des acteurs de la formation d’animateur et d’animatrice. Cependant, les protagonistes en place conservent leur ancrage territorial et conçoivent de nouvelles structures afin de faire vivre leur projet d’éducation populaire à l’échelle locale23. La partie suivante s’intéressera justement au rapport que ces protagonistes entretiennent avec l’éducation populaire.
L’éducation populaire chez les protagonistes de la formation
Afin d’appréhender la conception de l’éducation populaire des protagonistes de la formation d’animateur et d’animatrice, l’analyse de leurs discours s’appuie sur les quatre enjeux contemporains de cette notion : la conscientisation, l’émancipation, l’augmentation du pouvoir d’agir et la transformation sociale et politique24.
Tout d’abord, ils et elles identifient l’animation comme un outil d’organisation de l’éducation populaire.
L’animation est un outil de l’éducation populaire. L’animation permet aux gens de s’organiser sur le principe de la loi de 1901 pour faire ensemble, devenir ensemble, exiger ensemble […]. (Directeur département Carrières sociales, retraité, + 70 ans, militant, université, 1)
Par ailleurs, l’éducation populaire représente un outil de transformation sociale25 dans une visée émancipatrice et de transformation de son environnement. Les acteurs de la formation assimilent les finalités de l’éducation populaire à celles de l’animation et leur action repose largement sur l’objectif de favoriser l’organisation citoyenne.
Pour moi, l’éducation populaire, c’est un outil de transformation sociale. Être en accompagnement pour qu’un individu se réalise de plus en plus, le plus en autonomie possible avec le plus d’action possible sur son environnement. C’est pour moi quasiment la définition de l’animation. (CEPJ, + 15 ans, [35 ; 45 ans], militante, DRJSCS, 6)
La démocratie occupe une place centrale dans la pédagogie de l’éducation populaire chez les acteurs de la formation. En effet, ce régime d’organisation sociale est pensé comme un espace (trans)formatif26 au sein duquel les participant·es se forment au métier de l’animation et transforment leurs habitudes hors de leur temps de travail afin de véhiculer les valeurs prônées par l’éducation populaire – telles que la démocratie – dans les autres sphères de leur vie27.
On s’est basé sur l’éducation populaire et la pédagogie de la démocratie, les outils et les méthodes, et l’esprit de comment on fabrique concrètement de la démocratie, tout le temps : en famille, au travail, dans notre quartier, à l’école. (Formatrice, + 15 ans, [35 ; 45 ans], militante, SCOP, 7)
Considérer la démocratie induit également de penser les différences entre les personnes d’un même groupe, aussi bien au niveau des inégalités (économiques, de race, de sexe, par exemple) qu’au niveau de la posture de chacun·e, qui mène au désaccord entre les personnes. Ainsi, pour « faire ensemble », les personnes doivent se comprendre entre elles.
On travaille sur les hypothèses de départ de la définition, c’est-à-dire c’est quoi le postulat d’inégalité plutôt que d’égalité. Les gens ne sont pas égaux. Les gens ne sont pas d’accord, on travaille le conflit. (Formatrice, + 15 ans, [35 ; 45 ans], militante, SCOP, 7)
L’animation s’inscrit dans l’héritage de l’éducation populaire, sans pour autant appartenir aux fédérations historiques. Les mouvements citoyens autogérés visant à l’émancipation collective ne relèvent pas forcément de l’animation. Cependant, ils renforcent l’augmentation du pouvoir d’agir du peuple, dans une visée de transformation sociale et politique
L’éducation populaire n’appartient pas aux fédérations. C’est un mouvement, c’est une cause, une valeur, c’est s’émanciper, s’affranchir de certaines dominations. Le mouvement d’éducation populaire en est conscient et les actions se sont mises en place dans ce sens-là. (Formateur, + 30 ans, [50 ; 60 ans], militant, association, 8)
L’héritage territorial de l’éducation populaire génère une dynamique endogamique28. Les protagonistes s’y inscrivent dans une tradition d’échange qui vise à construire une représentation commune du monde. L’éducation populaire occupe une place formelle dans les formations, avec les contenus historiques par exemple ; ainsi qu’une place informelle autour d’espaces de débats et d’échanges. En effet, l’éducation populaire dépasse les contours de la formation d’animateur et d’animatrice, et s’inscrit dans les interactions.
J’ai 50 ans, j’ai démarré tôt, il y a plus de trente ans. J’ai rencontré des gens qui incarnaient l’éducation populaire, qui vraiment m’ont formé intellectuellement, je n’ai pas passé de diplôme, ce sont des gens avec qui j’ai passé du temps à faire du débat, à contester, à discuter, à être effectivement dans l’éducation populaire. (Formateur, + 30 ans, [50 ; 60 ans], militant, association, 8)
Aujourd’hui, la perception de l’engagement dans l’éducation populaire semble évoluer dans les pratiques. Les nouvelles formes d’engagement seraient plus spontanées et moins suivies sur la durée, tout en restant dans une dynamique d’adhésion à des valeurs ou des enjeux.
J’ai l’impression qu’on a muté, qu’on n’est plus dans les dimensions habituelles d’engagement. Les formes d’engagement ont changé, on est moins sur du long terme, moins sur des structures précises, plus par adhésion sur des mouvements spontanés. Ou sur des enjeux à des moments clés. (CEPJ, + 15 ans, [35 ; 45 ans], militante, DRJSCS, 6)
Au-delà des enjeux et de la représentation de l’éducation populaire et de l’animation que les protagonistes partagent, la réalité de la pratique au quotidien apparaît plus complexe. Les acteurs éprouvent une difficulté à travailler ensemble, spontanément, et dans la durée. Les moments plus critiques tels que des pertes de budget induisent des temps communs de réflexion qui n’ont pas lieu d’ordinaire.
On ne travaille pas ensemble. On parlait de l’éducation populaire, c’est un des défauts : les structures ne travaillent pas trop entre elles, sauf quand elles vont mourir. Si l’État met un grand coup de sabre dans les budgets, c’est le grand chambardement dans l’éducation populaire, on se retrouve, on bosse ensemble, sinon on ne le fait pas trop. C’est une erreur, je pense. Parce que le développement stratégique, il passe aussi par les alliances et les partenariats sur les territoires et on est un peu loin de ça. (Directeur, + 30 ans, [50 ; 60 ans], entrepreneur, association, 9)
Bien que l’animation s’inscrive dans l’éducation populaire, avec une même volonté de transformation sociale et politique, les acteurs proposent des formations dans un marché concurrentiel29. Le volume de participant·es et le nombre de formateurs et de formatrices limitent le nombre potentiel de diplômes que les structures peuvent offrir. Le contexte économique remet ainsi leur pérennité en question.
La formation d’animateur s’inscrit dans une logique de concurrence. Les organismes de formation, qu’on le veuille ou pas, qu’on le dise ou pas, qu’on se réclame de l’éducation populaire ou pas, on est quand même dans cette logique-là et c’est assez compliqué. Il y a des choix stratégiques et des choix politiques à faire. (Formateur, + 30 ans, [50 ; 60 ans], militant, association, 8)
Les protagonistes de la formation d’animateur et d’animatrice appréhendent l’éducation populaire comme un outil de transformation sociale en affirmant le lien entre la pratique de l’animation et les notions de conscientisation, d’émancipation, d’augmentation du pouvoir d’agir et de transformation sociale et politique contenues dans l’éducation populaire. En d’autres termes, ils et elles identifient et revendiquent une corrélation entre l’animation et l’éducation populaire. La partie suivante se tournera donc vers la manière dont les protagonistes de la formation abordent l’éducation populaire avec les participant·es.
L’éducation populaire dans la formation
L’éducation populaire se manifeste sous trois aspects dans la formation d’animateur et d’animatrice : comme contenu, comme méthode d’apprentissage et comme finalité du diplôme.
Tout d’abord, l’éducation populaire représente un contenu qui vise à situer la formation et l’animation dans son héritage militant.
L’éducation populaire est présente dans la formation et elle est déjà présente comme contenu de formation, en général le premier, tout de suite, parce que ça donne aussi la couleur spécifique de ces BPJEPS. (Directrice, + 30 ans, [50 ; 60 ans], entrepreneuse, entreprise, 10)
Pour l’aborder au-delà de sa seule définition, certain·es protagonistes enrichissent la notion d’éducation populaire avec des contenus de la vie quotidienne tels que l’environnement. L’objectif étant de penser l’éducation populaire dans d’autres domaines que celui de l’animation et de favoriser la transversalité des actions avec d’autres acteurs de secteurs différents.
Je faisais un cours sur l’éducation populaire et ce que j’ai rajouté, c’était tout ce qui concerne l’environnement. Les gens avaient une formation sur l’eau, l’air. Tout ce qui concerne la vie des gens, à tous les niveaux, et l’éducation populaire, c’est essayer de comprendre ce qui se passe dans la société aujourd’hui. (Directeur département Carrières Sociales, retraité, + 70 ans, militant, université, 1)
Le militantisme conditionne certain·es formateurs et formatrices. Conscient·es de la posture qu’ils et elles engagent, ils et elles peuvent solliciter différent·es intervenant·es qui proposent une vision plus nuancée de l’éducation populaire, tel ce chercheur qui intervient à l’IUT pour proposer un contenu historique de l’éducation populaire. Dans un second temps, la personne en charge de la formation amène une approche plus militante de l’éducation populaire. Les participant·es abordent ainsi deux aspects de ce courant.
J’apprécie de faire intervenir ce chercheur, parce que j’ai un peu une posture militante sur le sujet et j’aime bien qu’il apporte une vision qui n’est pas celle du militant, qui est une vision plus historique de l’éducation populaire, donc il leur apporte d’abord ça et après, je viens derrière sur la vision un peu moins historique et un peu plus militante. (Directrice, + 30 ans, [50 ; 60 ans], entrepreneuse, entreprise, 10)
L’éducation populaire représente donc un contenu de la formation et les protagonistes l’abordent de manières différentes, afin de situer le courant historiquement et d’apporter des outils pour penser la société dans laquelle ils et elles exerceront leur métier d’animateur et d’animatrice.
D’autre part, l’éducation populaire tient une place centrale dans l’attention que les formateurs et formatrices portent aux participant·es, et particulièrement dans l’analyse de leurs connaissances et la réception de leurs objectifs professionnels. La démarche consiste à les accompagner, à favoriser leur progression et leur autonomie.
Pour moi, l’éducation populaire, c’est partir de la personne et aller vers son épanouissement. La faire grandir, aider à ce qu’elle grandisse toute seule. Prendre en compte la personne, voir où elle veut aller et l’aider à y aller. Après, avec les moyens qu’on a, si ce n’est pas moi qui les ai, on va les chercher autre part. C’est vraiment aller vers l’épanouissement de la personne et qu’elle sache y aller seule, l’idée c’est que, très vite, je ne serve plus à rien. (Directrice, + 30 ans, [50 ; 60 ans], entrepreneuse, entreprise, 10)
Les formations actuelles disposent d’un temps réduit par rapport aux diplômes précédents. C’est le cas du BPJEPS, qui remplace le BEATEP30, avec une normalisation du temps – souvent contrainte par les financements – qui se rapproche de douze mois alors que le BEATEP, comme le DEFA31, pouvaient durer plusieurs années32. Certains prestataires proposent même une formation de neuf mois. L’apprentissage accéléré des contenus doit se faire plus rapidement et le moindre temps passé dans l’espace (trans)formatif réduit la prise de recul des participant·es sur la formation et limite l’appropriation des habitus du métier33.
Par rapport au BEATEP, on trouve que c’est un peu court. C’était treize mois et les épreuves après, ça permettait d’avoir un an pour comprendre le métier, les valeurs, pour nous, c’est le plus important. C’est quelqu’un qui s’est fait sa propre définition de l’éducation populaire et qui a compris à quoi servait son métier dans la société. (Formateur, + 40 ans, [55 ; 65 ans], militant, association, 4)
Au même titre que la réduction de la durée des formations, les moyens technologiques actuels favorisent la formation à distance et réduisent le temps passé dans l’organisme, notamment les moments informels. Toutefois, les protagonistes démontrent un attachement particulier aux formations en présentiel, notamment en identifiant l’aspect formatif des échanges que les participant·es et les formateurs et formatrices construisent durant leurs débats. De plus, ces moments constituent un vecteur pédagogique pour les participant·es34. C’est le cas de ce CEPJ proche de la retraite qui défend les formations avec une présence physique dominante.
On a des organismes de formation qui aimeraient bien faire que de la formation à distance. Je dis qu’il me manque la confrontation, le groupe. Le présentiel est important en animation, même si on peut échanger par mail. Je pense qu’on peut faire une partie de la formation à distance, mais pas tout. Je perdrais mon âme. Pourtant, je suis sûr que dans quelques années, il y en aura plein des formations comme ça, de MOOC. (CEPJ, proche de la retraite, [60 ; 70 ans], militant, DRJSCS, 5)
Les protagonistes de la formation défendent un enseignement pratique, visant à accompagner les participant·es dans leur émancipation, qui passe par la mobilisation de méthodes et la présentation des outils d’éducation populaire.
Enfin, les finalités qui caractérisent la formation d’animateur et d’animatrice concernent la transmission des valeurs de l’éducation populaire et la réussite du diplôme. L’objectif est que les participant·es, une fois diplômé·es et en fonction, sachent adopter une posture visant à leur émancipation et à la transformation de la société à travers leur métier d’animateur et d’animatrice.
L’enjeu, c’est de ne pas perdre l’éducation populaire. Parce que dans nos diplômes c’est notre fond de commerce : questionner l’émancipation de l’individu, par où, pourquoi, comment, c’est questionner également la lutte contre les formes de domination. C’est ça, l’éducation populaire. Les animateurs travaillent dans des structures qui visent ça : l’émancipation de leurs individus, développer du pouvoir d’agir des habitants, des formes d’initiatives. Ces diplômes servent l’éducation populaire, donc une culture métier. (Formateur, + 30 ans, [50 ; 60 ans], militant, association, 8)
La réussite du diplôme dans un temps contraint représente un enjeu primordial dans la formation. En effet, la reconnaissance des savoirs et de la pratique de l’animation favorise l’employabilité des diplômé·es.
Comme les épreuves arrivent vite et qu’on doit les préparer – parce que l’idée, c’est qu’ils les réussissent –, on a six mois pour ça. Rapidement, on commence à les accompagner dans les dossiers et ça réduit le temps où on s’extrait de son quotidien et on essaie de comprendre le sens de son métier. (Formateur, + 40 ans, [55 ; 65 ans], militant, association, 4)
Durant la formation, l’éducation populaire se caractérise par un croisement des approches historique et militante dans les contenus, et par de la pratique et des méthodes favorisant l’émancipation des participant·es afin qu’une fois diplômé·es, ils et elles travaillent comme animateurs et animatrices et contribuent à la transformation de la société.
L’éducation populaire chez les participant·es
Afin d’appréhender la notion de l’éducation populaire chez les futur·es animateurs et animatrices, les protagonistes de la formation comparent régulièrement les participant·es aux formations dans leur forme actuelle avec celles et ceux de la période précédente35. En effet, le profil type a rajeuni et justifie d’une expérience moindre, comparée à celle de ses prédécesseur·es. Au même titre, l’aspect engagement aurait lui aussi perdu en intensité.
La première différence entre les anciens et les nouveaux stagiaires, c’est qu’il y a plus de vingt ans, on formait des gens qui étaient déjà professionnels qui étaient déjà engagés. Là, on en a beaucoup qui débarquent dans l’animation, pour le BPJEPS. C’étaient des gens qui avaient de l’expérience, bénévole ou professionnelle, qui avaient de l’engagement, je ne dis pas qu’il n’y en a plus, mais ce n’est pas tout à fait les mêmes. (CEPJ, proche de la retraite, [60 ; 70 ans], militant, DRJSCS, 5)
Cette transformation du public conduit d’ailleurs à une évolution des pratiques pédagogiques en formation. Les formateurs et formatrices repensent notamment l’approche collective des projets afin de les adapter aux participant·es, de manière à ce qu’ils et elles puissent en tirer le maximum d’expérience.
On a essayé de laisser du temps pour des projets collectifs et ça a toujours un peu patiné. Dans le groupe BEATEP, il y avait beaucoup de professionnels en poste et c’est pour ça que ça a marché. Comme on a des gens qui sont depuis peu en poste, qui n’ont pas d’expérience, c’est plus dur de construire un projet. (Formateur, + 40 ans, [55 ; 65 ans], militant, association, 4)
Les étudiant·es en BUT36 témoignent d’un rapport distant à l’éducation populaire. Si certain·es s’identifient comme militant·es, d’autres ne manifestent aucune connaissance sur le sujet et l’animation s’avère être une porte d’entrée dans l’éducation populaire.
On a des militants de l’éducation populaire. Dans les premières années, j’en ai qui viennent de Paris, qui étaient dans des fédérations. Même ces jeunes-là ont du mal à définir ce qu’est l’éducation populaire, c’est assez intéressant. On en a qui ne savent pas ce que c’est, qui n’en ont jamais entendu parler. Pour qui animation et éducation, si certains voient le lien, eux non. (Professeure associée, + 25 ans, [45 ; 55 ans], militante, université et association, 3)
Dans les formations JEP, les protagonistes identifient également cette tendance au rajeunissement et à une expérience moindre que dans les années précédentes. Les animateurs et animatrices diplômé·es apporteront ainsi une autre manière de travailler dans leurs futurs emplois.
Les plus jeunes sont majoritaires, ça a été conçu comme une formation professionnelle pour des gens qui sont en poste et qui doivent valider leurs compétences par un diplôme, et la carence est importante. (Formateur, + 40 ans, [55 ; 65 ans], militant, association, 4)
Dans les formations précédentes, les participant·es témoignaient d’une pratique fondée sur une carrière dans le métier et entraient en formation afin de faire reconnaître leur expérience, en prenant un temps de réflexion sur leur parcours et leurs pratiques de l’animation.
C’est ce qu’on a eu au début avec le BEATEP, on avait des personnes avec vingt-cinq ans de métier. On avait une majorité de gens avec de l’expérience, on avait une richesse de discussion, de remise en question […]. (Formateur, + 40 ans, [55 ; 65 ans], militant, association, 4)
Aujourd’hui, les exigences restent proches de celles des diplômes précédents alors que les participant·es ne justifient pas d’une expérience comparable. La moindre maturité n’accorde pas la même place à la construction de la posture d’animateur·ice. L’obtention du diplôme s’avère donc complexe pour certain·es.
Maintenant, on a plus de gens qui ont fait deux ou trois colos et qui ont peu d’expérience et qui trouvent une alternance. Pour eux, c’est compliqué aussi parce qu’ils doivent aussi être en situation de direction et valider. Donc, pour des animateurs qui ont 20, 21 ans et qui doivent passer en direction, même si c’est du centre de loisirs, c’est compliqué pour eux. (Formateur, + 40 ans, [55 ; 65 ans], militant, association, 4)
Le rapport à la formation connaît également une évolution au niveau du taux d’échec au diplôme. Dans ce cas, les participant·es entament des recours afin d’obtenir une validation, ce qui, selon le CEPJ, n’arrivait pas dans la période précédente.
Ce qui a changé aussi, c’est que ceux qui ne réussissent pas, ils ne sont pas du tout satisfaits. On commence à avoir des recours. Les stagiaires pensent qu’en suivant la formation, il est normal d’avoir le diplôme. Ce qui n’existait pas auparavant. (CEPJ, proche de la retraite, [60 ; 70 ans], militant, DRJSCS, 5)
L’aspect mercantile de la formation dépasse les protagonistes et renvoie aux structures qui se retrouvent contraintes de ménager la réussite des participant·es. D’autant plus que les formateurs et formatrices valident désormais leurs propres stagiaires, contrairement aux périodes précédentes où l’État était davantage investi37.
Le rapport à l’organisme de formation avec l’argent dépasse largement le cadre de l’animation. Toutes les formations, c’est ça maintenant, on paie, on doit avoir le diplôme à la fin. (CEPJ, proche de la retraite, [60 ; 70 ans], militant, DRJSCS, 5)
Dans l’ensemble, comparé aux périodes précédentes, le public des formations JEP rajeunit38. De plus, le rapport au financement de la formation occupe une part de plus en plus importante, qu’il soit porté par les participant·es elles et eux-mêmes ou par des structures.
Conclusion
La Ville de Grenoble est un cas d’école historique en matière d’éducation populaire. Le contexte marchand des formations39 et, de manière générale, des prestations d’animation et d’éducation populaire40, bouscule la place que lui accordent les formateurs et formatrices. Contraintes par des logiques économiques, les structures – en particulier les fédérations d’éducation populaire – se trouvent davantage exposées aux logiques gestionnaires qu’à une dynamique de plaidoyer ou d’action émancipatrice à visée de transformation sociale et politique41. De plus, la recomposition en marché de la formation d’animateur et d’animatrice incite des acteurs allogènes à l’animation et à l’éducation populaire à se positionner en concurrence de leurs pairs historiques. L’aspect technique de l’animation renforce son détachement, voire son émancipation, de l’éducation populaire et la renvoie à un contenu et à une histoire qui a donné naissance à l’animation, la rapprochant ainsi d’un mythe.
Or, l’aspect militant de l’éducation populaire subsiste dans l’enseignement de certain·es formateurs et formatrices issu·es de ce mouvement, qui s’attachent à faire de la formation un temps de conscientisation, d’émancipation et d’augmentation du pouvoir d’agir chez les participant·es. L’objectif est que ces jeunes diplômé·es arrivent ou retournent sur le terrain armé·es de ces valeurs et d’outils afin de contribuer, à leur échelle, à une transformation sociale et politique. D’autre part, la coopération entre les formateurs et formatrices, notamment sur le territoire grenoblois, démontre que la concurrence n’est pas systématique dans le marché des diplômes d’animateur et animatrice.
L’approche néolibérale de la formation influence l’éducation populaire en occultant et en amenuisant la place du militantisme, pour davantage former des animateurs et animatrices technicien·nes qui n’auront pas une finalité et des activités visant à la transformation sociale, mais plutôt au divertissement. L’exemple de l’animation nous montre ainsi que l’éducation populaire n’occupe plus la même place que dans le passé. Toutefois, les acteurs de la formation la réinventent constamment pour penser un projet de société où les citoyen·nes s’inscrivent au cœur des décisions.