Du capitalisme en éducation populaire ?

  • Of Capitalism in People’s Education?

Abstracts

Depuis le début des années 1970, les associations d’éducation populaire se voient progressivement institutionnalisées et instrumentalisées par les pouvoirs publics, au risque d’apparaître comme des « victimes consentantes de l’État » (voir Geneviève Poujol [dir.], 2000, Éducation populaire : le tournant des années 70, Paris, L’Harmattan, p. 17 [en ligne]). Face à ce phénomène, l’auteur questionne à travers ses travaux de thèse, l’actualité de l’éducation populaire et les enjeux propres à la doctrine néolibérale : l’injonction à innover, les nouvelles formes d’intervention caractéristiques de l’entreprenariat ou encore l’illusion participative née d’une vision rétrécie de la démocratie.

Since the beginning of the 1970s, associations of popular education have been gradually institutionalized and instrumentalized by the public authorities, at the risk of coming across as ‘consenting victims of the State’ (see Geneviève Poujol [ed.], 2000, Éducation populaire: le tournant des années 70, Paris, L’Harmattan, p. 17 [online]). Against this background, the author questions in his doctoral thesis the topicality of popular education and the stakes inherent to the neoliberal doctrine: the injunction to innovate, new forms of intervention specific to entrepreneurship or the illusion of participation born of a narrow vision of democracy.

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Dans cet article, nous traitons de l’éducation populaire dans sa dimension héritée de l’agrément Jeunesse et éducation populaire (JEP) délivré par l’État. Ce segment « hérité et administratif », comme le dit Francis Lebon, correspond « grosso modo au monde de l’animation tourné vers les enfants et les jeunes1 » ainsi qu’aux initiatives éducatives, sociales ou culturelles qui gravitent autour de l’école, ou encore aux actions de formation dites citoyennes en direction des enfants comme des adultes. Dans ce cas, l’animation peut être considérée comme la version professionnelle de l’éducation populaire.

De la start-up sociale à l’autoentrepreneuriat éducatif, des marchés publics à la concurrence entre associations, de l’injonction à innover à la novlangue technocrate en passant par les alliances publiques/privées, le champ de l’éducation populaire, dans sa version dite historique, n’échappe pas à la déferlante néolibérale propre au modèle capitaliste. En effet, en ce début de xxie siècle, et après les phénomènes d’institutionnalisation et d’instrumentalisation, l’éducation populaire semble entrer dans une nouvelle phase : celle de la caporalisation par l’imposition autoritaire d’un nouveau modèle d’organisation à la fois économique, technique et même philosophique. Nous éloignant de ses ambitions initiales émancipatrices, éducatives et sociales, ce phénomène pousse à requestionner les organisations en dehors des cadres normés. Cet article propose de partager ces constats ainsi qu’une analyse non exhaustive des enjeux.

Il est désormais possible d’entendre ou de lire dans nos différents espaces de travail certains concepts qui appartenaient jusqu’ici exclusivement aux champs de la technologie ou du marketing : process, mesure d’impact, design thinking, open innovation, living-lab, challenge, chargé de mission performance, etc. En effet, ces termes ont petit à petit trouvé une place dans les champs de l’éducation populaire, du travail social et de la « participation citoyenne » via, par exemple, les appels à projet ou les communications institutionnelles. Au-delà du caractère de novlangue, le vocabulaire employé traduit une forme de technicisation du travail social et éducatif par l’objet même des concepts utilisés, en ringardisant au passage certains mots-clés et démarches du métier d’éducateur et d’éducatrice populaire. À travers cette approche, la question centrale semble dépasser une simple modernisation du langage : quel sens politique ont ces concepts ? Que traduisent-il du sens donné aux choses ? Quelle vision du monde nous imposent-ils ?

L’innovation comme mirage

Derrière les mots cités plus haut, le concept d’innovation semble être au cœur des débats et peut alors prendre la forme d’une injonction. En effet, l’innovation est régulièrement présentée comme le sésame ouvrant la possibilité de nouveaux financements des projets d’éducation populaire ou à caractère social et culturel. Contrairement aux idées reçues, l’innovation n’est ni « invention » ni « découverte », mais une simple modification et amélioration de la fonction de production2. Ainsi rapportée aux sciences sociales et éducatives, l’innovation ne correspond pas à une démarche de recherche-action qui répondrait à de nouveaux enjeux ou besoins de la population, mais contribue à améliorer les systèmes existants dans un souci d’efficience, d’efficacité et donc de rationalisation des coûts. En ce sens, l’innovation n’est ni expérimentation ni tâtonnement car ces deux approches mettent en avant l’apport constructif de la démarche plutôt que l’impératif de résultat. Dans certains cas, l’innovation peut être considérée comme une « fin en soi » et un critère de sélection dans les appels à projets ou marchés publics. L’importation d’un tel concept lié à la technologie et au marketing dans les champs du travail social implique nécessairement une évolution liée et propre au « new public management » (nouvelle gestion pubique), c’est-à-dire à la rationalisation, pour ne pas dire suppression, des financements. En effet, dans certains cas, l’innovation peut cacher une pénurie de moyens et renvoyer ainsi aux acteurs et actrices de terrain la responsabilité de trouver de « nouvelles solutions » face aux problèmes sociaux rencontrés et souvent générés par cette même absence de moyens. Il s’agit alors de répondre aux problèmes par une innovation et non par une transformation structurelle et radicale de la situation de départ. Par exemple, les projets de mobilité (du type bus services en itinérance, maison de service au public [MSAP] mobile, tournée-tréteaux, etc.) sont-ils des innovations ou un palliatif de la raréfaction des services publics dans les milieux ruraux ? Qui définit réellement le sens de l’innovation ? La question reste entière dans la mesure où ce concept ouvre surtout matière à concurrence inter-associative : qui sera le ou la plus innovant·e et remportera le marché ? Partant du principe que le néolibéralisme est une technique de gouvernement, une politique économique et sociale étendant l’emprise des mécanismes du marché à l’ensemble de la vie3, nous considérons ici le lien entre l’économique, le technique et le philosophique comme fondamental, il questionne nécessairement l’enjeu de la pratique pédagogique auprès des publics. L’enjeu est d’autant plus important pour l’éducation populaire que nous voyons certaines collectivités locales confier les volets « participation des habitant·es » d’un projet aux start-up centrées sur l’innovation et non sur la connaissance fine et concrète des milieux et des publics. Celles-ci apportent une réponse préconçue, niant parfois le travail à moyen et long terme des associations locales.

De l’éducateur et éducatrice populaire à l’éducateur et éducatrice libéral·e

Dans le même ordre d’idées, le champ de l’éducation populaire peut compter sur de nouveaux acteurs et actrices : les autoentrepreneur·es ou éducateurs et éducatrices libérales. Dégagé·es de toute forme d’institutionnalité et de contraintes relatives aux contrats de travail, ces travailleurs et travailleuses indépendant·es (forme de travail précaire inspirée du modèle libéral anglo-saxon) proposent une nouvelle forme d’intervention que nous pouvons qualifier de prestation à l’offre : sur une mission, un groupe, une problématique spécifique, etc. Ouvrant donc un marché spécifique à l’éducation populaire et au social, nombreuses sont les offres de ces éducateurs et éducatrices libérales qui proposent leurs services, par exemple, autour du soutien parental, de l’accueil d’enfants en difficulté, du bien-être et de l’épanouissement, du coaching ou encore du développement personnel, dans lesquels l’accompagnement des personnes est rarement mis en perspective avec les enjeux et la mise en mouvement collective liés à la question sociale. Malgré une forme avancée de professionnalisation, le caractère individualisant de la démarche et la nature libérale de l’activité peuvent paraître contradictoires avec l’essence même des projets d’éducation populaire, sur la forme et sur le fond. Sur la forme, avec l’absence d’une contractualisation permettant de sécuriser le travail en évitant la précarisation des travailleurs et travailleuses, par exemple (cotisation pour la retraite, sécurité sociale, chômage, etc.) ; et sur le fond, notamment avec l’absence d’une démarche collective répondant à un projet global caractérisé par les choix et orientations pédagogiques. Dans ce cas, il y a collaboration mais non coopération, la logique de construction collective des interventions sociales n’étant pas encadrée, mais déléguée à un tiers qui reste seul décideur de sa méthodologie. De plus, l’institutionnalisation des pratiques (dans le sens de la pédagogie institutionnelle de Fernand Oury) n’existe pas dans le cas de l’autoentrepreneuriat du fait de son statut et de son offre, où la personne est davantage perçue comme un ou une prestataire délégataire privé·e que comme un·e partenaire, coopérateur ou coopératrice interne pour un projet collectif.

Un capitalisme d’activité

Les nouvelles modalités de financement des associations d’éducation populaire sont également symptomatiques de l’évolution vers un modèle socio-économique complexe, fragile et ambivalent4. Dans l’obligation de trouver des ressources propres afin de limiter le lien d’interdépendance et d’instrumentalisation par les subventions publiques ou pour palier leurs baisses, les associations et fédérations développent de plus en plus un secteur marchand, quitte à renforcer la concurrence entre les divers champs : développement d’actions de formation interne aux fédérations historiquement non issues de cette branche, interventions sous forme de prestations, marchandisation d’activités culturelles et socioculturelles, co-portage de dispositifs (du type Service national universel, Vacances apprenantes, etc.). Cette évolution, volontairement caractérisée de capitalisme d’activité, a pour but de tirer profit d’activités à travers la vente de produits afin de réinvestir le capital dans le circuit économique5. Ce changement de paradigme économique questionne ainsi le projet politique des associations et le sens donné aux pratiques. Dans ce cas, d’après ces acteurs et actrices, il s’agit « d’une question de survie », d’une nécessité, voire d’une plus-value. Comment proposer alors des alternatives à cette capitalisation de notre champ, au risque de le voir disparaître comme espace institué ? Les modèles coopératifs peuvent-ils apporter une réponse ?

Vers le modèle coopératif ?

Les formes d’organisations coopératives (Scic, Scoop, etc.) peuvent renvoyer à un imaginaire propre aux milieux agricoles et ouvriers auto-organisés pour entrer en lutte contre les propriétaires terriens et le patronat. Cet imaginaire est-il comparable dans les champs de l’éducation populaire étant donné la nature sociale et éducative de l’activité ? La coopérative, à mi-chemin entre l’entreprise privée et l’association, garantit-elle le contrat éthique (gratuité de l’éducation, but non lucratif, etc.) propre aux champs du travail social ? Dans ce cas, est-ce que les « statuts font vertu » ? La question demeure complexe car l’objet même de cette organisation, selon nous, est de lutter contre la domination du capitalisme dans nos métiers d’éducateurs et d’éducatrices. Malheureusement, le modèle coopératif à lui seul ne protège pas des logiques de concurrence et de marchandisation. Le croisement des économies, entre économie de proximité, économie publique et économie sociale6, pourrait alors être une solution pour freiner l’impact des politiques néolibérales l’idée étant de solidifier les modèles, non pas par le capitalisme d’activité mais par l’analyse réelle des besoins sociaux des territoires et des milieux de vie, et de repenser la répartition du travail et l’évaluation des dispositifs. En somme, aller vers une socialisation de l’éducation populaire.

Pour en finir avec l’illusion participative

La doctrine néolibérale s’étend également au fondement des pratiques de l’éducation populaire : agir pour une démocratie vivante. La formule de « caporalisation » trouve alors sens dans cette manière autoritaire d’encadrer et de limiter le réel débat démocratique. En effet, « le néolibéralisme n’est pas seulement un “anti-socialisme radical”, il est aussi un anti-démocratisme fondamental7 ». À ce titre, l’ambivalence philosophique du concept de « pouvoir d’agir8 », peut hélas renvoyer au dévoiement de son sens premier et devient le monopole de plusieurs start-up sociales se revendiquant « spécialistes » de la participation citoyenne. Dans ce cas, cette forme de participation, prenant généralement la forme de technique d’animation participative et de consultation active, pourrait être apparentée à l’orchestration d’une légitimation et d’une caution populaire, validant un projet préconçu et rejetant une appropriation authentique de la population sur les questions et la construction des politiques publiques.

Face à ce phénomène, l’enjeu pour l’éducation populaire n’est pas uniquement de politiser son discours et ses slogans en organisant des événements de communication politique, mais de se repositionner éducativement par la conscientisation politique de ses pratiques pédagogiques quotidiennes. En replaçant nos démarches éducatives au cœur des débats et des enjeux, en nous réappropriant les questions pédagogiques, en recréant du lien entre la pensée et « le geste de la main » au quotidien et en assumant de sortir de notre neutralité par l’affirmation qu’un choix pédagogique est un choix politique9, nos organisations peuvent retrouver de la puissance par l’action et par la construction collective de proximités démocratique et sociale.

Il reste à chaque organisation de se définir et de placer son curseur : s’adapter à la doctrine néolibérale, tenter de construire des alternatives et des compromis et/ou auto-organiser sa propre subsistance en dehors des cadres institutionnels et traditionnels ?

Notes

1 Francis Lebon, 2020, Entre travail éducatif et citoyenneté. L’animation et l’éducation populaire, Nîmes, Champ Social, p. 15 [en ligne].

2 Joseph Schumpeter, 1990, Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot.

3 Michel Foucault, 2004, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), Michel Senellart (éd.), Paris, Gallimard.

4 André Decamp, 2022, Éducation populaire. Nouvel eldorado des start-up sociales ?, Paris, Libre & solidaire.

5 Luc Boltanski et Ève Chiapello, 1999, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.

6 Jean-François Draperi, 2011, L’Économie sociale et solidaire : une réponse à la crise ?, Malakoff, Dunod [en ligne].

7 Christian Laval, s. d., « Démocratie et néolibéralisme », Institut de recherche de la FSU [en ligne].

8 Mathieu Depoil, 31 décembre 2022, « Le pouvoir d’agir : illusion participative du néolibéralisme ? », Pédagogie Sociale [en ligne].

9 François Spinner, 2019, « Pour une pédagogie solidaire. Entretien avec Sylvain Wagnon », N’autre école –Questions de classe(s) no 14, hiver 2019-2020 [en ligne].

References

Electronic reference

Mathieu Depoil, « Du capitalisme en éducation populaire ? », Pratiques de formation/Analyses [Online], 67 | 2023, Online since 01 September 2023, connection on 11 October 2024. URL : https://www.pratiquesdeformation.fr/363

Author

Mathieu Depoil

Doctorant en sciences de l’éducation à l’université de Montpellier, membre du Laboratoire interdisciplinaire de recherche en didactique, éducation et formation (Lirdef), directeur de la Maison-phare (association d’éducation populaire à Dijon) et acteur en pédagogie sociale. Ses travaux de recherche explorent les liens entre éducation populaire, pratiques pédagogiques et émancipation politique. Coauteur de l’ouvrage L’Éducation intégrale. Pour une émancipation individuelle et collective, paru en 2022 à l’Atelier de création libertaire