D’où viennent les pratiques d’activités culturelles et les cours du soir dans les centres sociaux ? Pourquoi a-t-on imaginé que ces activités pourraient servir aux classes populaires et en quoi cela pourrait-il agir sur leur situation sociale ? Pour répondre à ces questions, il faut saisir où et dans quel contexte ces idées sont apparues1, puis comment elles ont circulé pour devenir aujourd’hui2 une évidence. Pour cela, nous nous sommes intéressé d’abord à la naissance, grâce à Robert Owen, de l’idée d’éducation populaire dans l’Angleterre3 du début du xixe siècle, en milieu rural, puis à la migration de l’idée vers la ville avec les halls of science (première section de ce texte). Nous montrerons comment elle a été enrichie par un autre courant d’idées fondé sur la culture en lien avec l’université d’Oxford, courant qui donnera lieu aux social settlements ou résidences sociales (seconde section). Enfin, nous prendrons l’exemple de Hull House à Chicago pour voir comment ces différentes pratiques prennent forme (troisième section). Nous souhaitons montrer ici la continuité des pratiques, depuis l’émergence de l’idée d’éducation populaire au cours du xixe en Angleterre, puis aux États-Unis, jusqu’au premier numéro de Nos voisins, nos amis, revue de la Fédération des centres sociaux publiée en France en 1946.
Robert Owen, l’éducation populaire et les halls of science
Je suis venu dans ce pays pour introduire un état entièrement nouveau de la société ; pour la faire passer d’un système ignorant et égoïste à un système social éclairé, qui réunira graduellement tous les intérêts en un seul, et supprimera toute cause de contestation entre les individus4.
Voilà les termes dans lesquels Robert Owen (1771-1858) pense la construction de communautés utopiques5. Comment compte-t-il parvenir à un nouveau système social ? En développant une pratique et une réflexion sur l’éducation des enfants d’abord, puis, plus largement, des populations. Cette entrée singulière par l’éducation, qui prend aussi appui sur des activités culturelles et artistiques (danse, chant, marche à pied…)6, ouvre le chemin à l’éducation populaire que nous retrouverons dans d’autres expériences. Dans quel contexte ces idées émergent-elles ?
Contexte d’émergence des idées d’Owen
Robert Owen est d’origine modeste7. Il suit sa scolarité jusqu’à l’âge de 9 ans. Après une longue période où il vit à Manchester, à l’âge de 27 ans, il prend la direction de la filature de New Lanark appartenant à son beau-père. Il met alors en place des réformes et ramène le temps de travail des ouvriers et ouvrières de la filature à 10 heures par jour. Il crée aussi une école pour 500 enfants scolarisés jusqu’à l’âge de 10 ans, qui travaillent à la filature et qui sont issus des orphelinats d’Édimbourg et de Glasgow. Cette école peut être considérée comme le fondement de l’école maternelle et primaire de l’Angleterre8. Le soir, elle accueille les jeunes (de 10 à 20 ans) pour des cours du soir9. Il développe aussi un projet de transformation de la société à partir de cités construites sur des principes fonctionnels singuliers permettant de transformer les individus car il est convaincu que les personnes sont déterminées par le contexte dans lequel elles vivent. Enfin, il est à l’origine d’une pensée qui sera le socle de développement des coopératives.
Robert Owen se forge des principes au travers de son expérience à Manchester et probablement dans sa fréquentation des philosophes écossais10. Parmi ceux susceptibles d’avoir joué un rôle dans la construction de sa pensée, on peut citer David Hume (1711-1776) et Adam Smith (1723-1790)11.
L’environnement historique participe aussi à forger ses idées. « La vaste augmentation des capacités de production industrielle entre 1790 et 1815 a rendu possible une abondance jusqu’alors insoupçonnée, affirme Owen, et cela constituerait la base nécessaire à un bon environnement qui serait générateur d’êtres humains heureux. La possibilité du bonheur était, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, à la portée de tous les hommes12. » Owen s’exprime sur les questions sociales à partir d’une expérience de chef d’entreprise qui a fait fortune et dont la voix compte.
L’éducation au centre de la pensée d’Owen
Owen fait de l’éducation le cœur de son approche13 :
J’entends par [éducation] l’instruction de toutes sortes que nous recevons depuis notre plus tendre enfance jusqu’à ce que nos caractères soient généralement fixés et établis... Beaucoup de choses ont été dites et écrites sur l’éducation, mais peu de personnes sont conscientes de l’importance de l’éducation. Nous n’avons pas encore pris conscience de son importance réelle dans la société, et il est certain qu’elle n’a pas encore acquis dans notre estime le rang éminent qu’elle mérite ; car, lorsqu’on l’aura dûment étudiée, on s’apercevra qu’elle est, dans la mesure du moins où elle dépend de nos opérations, la source première de tout bien et de tout mal, de toute misère et de tout bonheur qui existent dans le monde14.
Pour Owen, l’éducation contribue au bonheur des êtres humains en agissant sur leur comportement. S’il existe une hérédité chez les individus, l’environnement15, et donc ce que l’on fait de ce que l’on vit, joue un rôle central. Il est convaincu que « l’homme résultait nécessairement de l’organisation dont il faisait l’objet et des conditions qui lui imposaient la nature et la société16 ». « Premièrement, il insiste sur le fait que les individus ne forment pas leur propre caractère, mais que leur caractère est entièrement formé pour eux par les circonstances. Deuxièmement, il insiste sur le fait que les individus ne sont donc pas responsables de leurs propres sentiments et habitudes ; imaginer qu’ils méritent des récompenses pour certaines actions et des punitions pour d’autres est une erreur fondamentale17. »
Owen considère que le caractère des individus est entièrement construit par l’environnement dans lequel ils sont plongés. Pour arriver à changer ce caractère, il faut faire appel à l’éducation qui est un moyen de le modifier. En devenant un être rationnel, c’est-à-dire en prenant conscience des vérités et des erreurs, on peut se transformer18. Cette perspective permet de fait à l’éducation d’être un axe central de transformation de la société.
Coopératives et halls of science
Owen génère un mouvement de création de halls of science à travers le développement de coopératives en vue de financer des projets de communautés comme celle fondée en 1844 à Rochdale, près de Manchester19.
À la base des coopératives, il y a la mise en commun des moyens – chaque sociétaire est propriétaire avec les autres –, ce qui multiplie les capacités d’action. Les coopératives n’aboutiront pas à la création de communautés mais l’idée restera et Owen sera connu comme l’un des fondateurs du mouvement coopératif20.
Précisons qu’Owen est paternaliste21 et ne souhaite pas un gouvernement démocratique22. Certains owenistes développent une approche anticapitaliste23, mais Owen lui-même est contre la lutte des classes et vise une transformation sans heurts de la société24, idée que l’on retrouve chez les Fabians25.
Il ne peut y avoir qu’une seule réforme praticable, et donc rationnelle, qui puisse être tentée sans danger dans ces domaines ; une réforme à laquelle tous les hommes et tous les partis peuvent adhérer – c’est-à-dire une réforme de la formation et de la gestion des pauvres, des ignorants, des personnes non instruites et non formées, ou mal instruites et mal formées, dans toute la masse de la population britannique ; et un plan clair, simple, praticable, qui ne contiendrait pas le moindre danger pour tout individu ou toute partie de la société, peut être conçu à cette fin26.
Les projets d’Owen s’inscrivent dans un territoire rural. Ses disciples, quant à eux, chercheront à développer sa philosophie en ville. Cela prendra la forme de la construction de lieux dédiés à l’éducation populaire, les halls of science, sortes d’« universités populaires ». Par exemple, la Société des équitables pionniers de Rochdale : « Outre le magasin, la Société possède alors des locaux de réunion et d’administration, une bibliothèque et une salle de 1 400 sièges27. » Pendant plusieurs années, les halls of science28 se développeront dans les villes où le mouvement oweniste est puissant. Citons la création de celui de Manchester qui poursuit l’idée d’éducation populaire d’Owen.
En 1831, un petit groupe de coopérateurs ouvrirent une école pour les enfants et les adultes, et fabriquèrent eux-mêmes les meubles. Ils y enseignaient les trois R29 ainsi que la musique, le dessin, le chant et la danse. Après seulement six mois, ils avaient 170 élèves, dont l’âge variait de 12 à 40 ans, la plupart d’entre eux étaient des ouvriers des entreprises locales désireux d’améliorer leur éducation. Pour certains, la scolarité leur avait été refusée car ils n’avaient pas d’argent pour payer. Les enseignants de l’école coopérative n’étaient pas payés et il n’y avait pas de frais de scolarité30.
En 1832, au troisième congrès des coopératives, la société de Manchester présente un rapport sur cette expérience en précisant l’urgence d’en établir d’autres dans le pays. En 1835, ils construisent un bâtiment pour accueillir leur Hall of Science. Cette expérience a un énorme retentissement et lors d’un congrès en 1837, plus de 3 000 personnes viennent écouter Owen et repartent avec l’envie de « propager le mouvement coopératif, ses idéaux et ses principes31 ».
Autre exemple, le Hall of Science de Sheffield, créé par Robert Owen lui-même le 17 mars 183932, où les ouvriers et ouvrières seront jaloux et jalouses de leur indépendance à l’égard du patronage philanthropique des classes moyennes. Dans ce lieu, les conférences portent au début sur la création de colonies considérées comme le seul moyen de sortir la classe ouvrière de l’enfer. En même temps, des cours sont donnés pour renforcer les ouvriers et les ouvrières et éduquer les jeunes. Les conférences donnent lieu à des discussions avec le public et celles-ci sont encouragées. L’idée est de faire advenir une science sociale permettant aux hommes et aux femmes « d’agir rationnellement, moralement et pour le bien public33 ». Les principes d’Owen y sont appliqués, tout comme l’idée que « le caractère et la personnalité sont influencés par l’environnement, ce qui signifie qu’une philosophie complètement nouvelle a dû être élaborée et diffusée grâce à des activités intellectuelles organisées avec soin, qui devaient être libres des préjudices, des restrictions et des tabous du passé34 ».
Le mouvement des halls of science s’arrête dans les années 1850, à cause de dissensions entre les membres du mouvement oweniste, mais l’héritage laissé pour une formation des adultes à la fois « sur les savoirs et sur la raison, une raison accompagnée de moralité et de bonheur35 » sera durable et reprendra forme dans les social settlements, résidences sociales.
Toynbee Hall, aller vivre avec le peuple
Une expérience singulière qui donnera naissance au courant des résidences sociales se développe dans l’est de Londres. Des hommes issus de l’université d’Oxford vont aller vivre dans le quartier de Whitechapel, connu pour y accueillir les pauvres londonien·nes36. Toynbee Hall, le premier centre social de l’histoire, est créé par Henrietta (1851-1936) et Samuel Barnett (1844-1913). Tous deux, ainsi que les fondateurs d’un deuxième centre, Oxford House, s’appuient sur des penseurs de l’esthétique comme John Ruskin (1819-1900), Thomas Carlyle (1795-1881) ou encore William Morris (1834-1896). Ils « croyaient tous que la vraie beauté était à la fois la servante et l’expression du bien et nécessaire au bien-être social37 ». Dans ce lieu, de jeunes étudiants proposaient aux habitant·es un ensemble d’activités d’éducation populaire. Après avoir décrit les fondements de ces pratiques, nous les présenterons à partir du livre des Barnett, Praticable Socialism38.
Fondements philosophiques
De toute évidence, les idées de Ruskin, tout comme ses convictions politiques, ont joué un rôle dans le développement des pratiques centrées sur l’art que l’on retrouve à Toynbee Hall. Sa critique de l’industrialisation porte sur « [l]a parcellisation des tâches [qui] a comme conséquence la parcellisation des âmes et des corps, empêchant toute amélioration morale et intellectuelle des ouvriers. Pour devenir des êtres complets, les ouvriers doivent pouvoir comprendre (et réaliser) l’intégralité des objets produits, comme les artisans du Moyen-Âge39 ». Dans son livre Unto this last (1862), Ruskin s’attaque au capitalisme et aux « idées des économistes libéraux qui, depuis Adam Smith, séparent leur objet d’étude de toute réalité et considération morale40 ». Pour lui, « [s]i on réfléchit en termes d’individus solidaires et non en termes d’éléments abstraits, il faut alors tenir compte des conséquences morales et des effets des actes sur des individus réels41 ». Il revendique par exemple la création d’un salaire minimum. « Les lecteurs ont aussi pu voir dans Unto this Last une préfiguration de l’État-providence ou des préoccupations écologistes, puisque Ruskin considère la pollution et la destruction de la nature comme des méfaits du capitalisme42. »
Des expériences de bibliothèques et de musées à destination des ouvriers et ouvrières sont tentées à partir de cette pensée. Ruskin émet aussi l’idée qu’un groupe de jeunes pourrait aller vivre dans les quartiers pauvres43. Cette idée influencera plusieurs personnes dont William Morris, Octavia Hill (1838-1912) et Arnold Toynbee (1852-1883), qui décèdera très peu de temps après son séjour dans le quartier de Whitechapel44. Pour Seth Koven, on ne peut pas comprendre les social settlements sans faire appel à la pratique des clubs :
Tout au long du xixe siècle, le club a joué un rôle crucial dans l’identité sociale et politique des hommes de l’élite anglaise, qui se targuaient d’être « les plus clubables des animaux ». Les victoriens pensaient que le club d’un gentleman, avec sa coloration politique, sociale ou artistique distinctive, en disait long sur le caractère de l’homme lui-même. Comme tant d’hommes de l’élite passaient la majeure partie de leur vie à aller d’un « club » exclusivement masculin à un autre – des écoles privées aux collèges d’Oxford et de Cambridge et, enfin, au Parlement ou aux échelons supérieurs de la fonction publique –, les valeurs fraternelles du club s’immisçaient trop souvent dans la façon dont ils pensaient que le monde devait fonctionner45.
Ceci rend compte des conditions de l’émergence des university settlements46 mais aussi des social settlements comme Toynbee Hall. Il s’agit d’abord de transposer la logique des clubs, présente dès l’université, dans le parcours des jeunes hommes des quartiers populaires. On y reçoit, on y mène des débats47.
Qu’est-ce qu’un social settlement ?
Le révérend Samuel Augustus Barnett et sa femme Henrietta reprennent le flambeau d’Arnold Toynbee et de Ruskin. Samuel Barnett donnera une conférence à Oxford puis à Cambridge, où il reçoit un accueil enthousiaste de la part des étudiants48. Son influence devient encore plus importante après qu’il publie un article dans The Nineteenth Century Magazine en février 1884. Il y suggère de créer des centres sociaux universitaires « où des étudiants de l’université d’Oxford et de Cambridge pourraient travailler et améliorer la vie des pauvres pendant leurs vacances49 », leurs soirées et week-ends. Dès lors est prise la décision de construire Toynbee Hall, le premier centre social, où les premiers étudiants arrivent la veille de Noël 188450.
Son idée est très simple : « Pour réduire le gouffre que l’industrialisation a créé entre les riches et les pauvres, pour réduire la suspicion mutuelle et l’ignorance d’une classe pour l’autre, et pour faire plus que de donner la charité, des étudiants vivraient dans un voisinage pauvre d’une grande ville51. » Voici comment il décrit l’opération :
Laissez les étudiants devenir les voisins des travailleurs pauvres, partageant leur vie, réfléchissant à leurs problèmes, apprenant d’eux des leçons de patience, d’amitié, de sacrifice de soi et offrant en réponse l’aide de leur propre éducation et de leur amitié52.
L’objectif central de cette présence des étudiants au cœur du quartier de Whitechapel repose sur l’hypothèse d’une possible influence de leur présence et sur la nécessité de prendre le temps de comprendre les besoins des habitant·es. Samuel Barnett explique ainsi le rôle de responsable d’une résidence sociale.
Il aurait donc à juger des aptitudes de chacun à remplir les places auxquelles il pourrait les introduire. Il recommanderait à certains d’occuper des postes officiels, à d’autres d’enseigner, à d’autres encore d’organiser des secours, à d’autres encore de visiter les malades, et ainsi une nouvelle vie serait insufflée aux églises, chapelles et institutions existantes. Il en introduirait d’autres comme membres de sociétés coopératives, de sociétés amicales ou de clubs politiques et sociaux. Il s’arrangerait pour que tous occupent des postes qui leur permettraient de devenir les amis de leurs voisins et de découvrir, peut-être comme personne ne l’a encore fait, comment répondre à leurs besoins53.
La dimension universitaire est présente au sein de la résidence sociale, avec l’idée de mener une enquête sur les conditions de vie de la classe ouvrière54. L’une des premières sera réalisée par Charles Booth qui mettra en place des questionnaires pour connaître la réalité de la pauvreté. Les résultats de l’enquête seront transformés en cartes affichées sur les murs de Toynbee Hall55.
Les activités d’éducation populaire dans le social settlement
Quelles sont les activités d’éducation populaire présentes dans cette expérience ? Pour les Barnett, l’accès à des concerts de musique est une chose importante, tout comme la fréquentation d’œuvres d’art.
Ensuite, il y a les visites à la campagne ; des après-midi tranquilles à la campagne, pas des « fêtes » où le nombre apporte une excitation sauvage, et où seul le lieu, et non le type d’amusement, est changé ; mais où quelques personnes passent un après-midi tranquillement à la campagne, peut-être divertis par un ami aimable pendant le thé. Des fêtes où l’on a le temps de sentir le calme, où les moments ne sont pas chargés d’intérêts extérieurs et actifs au point de ne pas avoir l’occasion de « pénétrer dans l’âme » ; des fêtes où l’on peut faire « silence », où, aidé par le cérémonial de la nature, parfait en sons, parfums et couleurs, le recueillement peut se poursuivre56.
L’accueil se fait chez une famille de la bourgeoisie qui possède une maison avec un grand jardin et qui met à contribution ses domestiques pour préparer le repas. La visite peut être agrémentée d’une promenade, voire d’une balade en voiture. La visite de musée est une autre activité possible.
Jusqu’à présent, les galeries d’art ont été considérées principalement comme des lieux de plaisir pour les personnes instruites ou comme des classes pour les étudiants. Elles peuvent devenir des lieux de formation pour les personnes défavorisées. Il est facile d’organiser des visites avec quelques personnes à la National Gallery, aux musées de Kensington ou de Bethnal Green ; ce n’est pas un après-midi de labeur désagréable que de guider de petits groupes de personnes, en leur montrant tel ou tel beau tableau, ou en expliquant en quelques mots telle ou telle allusion historique57.
En plus de cela, des expositions de tableaux sont organisées directement à Toynbee Hall, des conférences sont proposées et des discussions sont possibles sur différents sujets. L’ensemble forme une façon nouvelle d’aller à la rencontre du peuple, différente de celle des organismes de philanthropie ou bien des églises. L’axe central est celui d’un certain accès à l’art et à la culture pour compenser l’industrialisation et l’urbanisation de cette période.
L’idée de pratiquer des activités socioculturelles, déjà présente dans l’expérience d’Owen, se développe ici. Le sens est le même : celui d’agir sur l’environnement dans lequel vivent les classes populaires. La conviction est qu’en formant les classes populaires (pour apprendre à juger du vrai) et en agissant sur leur environnement (accéder au beau), il serait possible de les transformer.
Hull House
Hull House, l’une des premières résidences sociales américaines, a été créée en septembre 1889. Les deux premières résidentes, comme elles l’ont déclaré à l’époque, pensaient que le simple fait de disposer d’une maison facilement accessible, spacieuse, hospitalière et tolérante, située au milieu des grandes communautés étrangères qui s’isolent si facilement dans les villes américaines, serait en soi une chose utile pour Chicago. […] L’objectif de Hull House, tel qu’il est énoncé dans sa charte, est le suivant : fournir un centre pour une vie civique et sociale plus élevée ; instituer et maintenir une entreprise éducative et philanthropique, et étudier et améliorer les conditions de vie dans le district industriel de Chicago58.
Jane Addams (1860-1935) et Ellen Gates Starr (1859-1940) sont parmi les premières femmes américaines qui accèdent au lycée. Après leurs études, en 1887, elles font un grand voyage et découvrent l’expérience de Toynbee Hall à Londres. Très impressionnées par cette façon de faire, à leur retour aux États-Unis, elles louent un appartement à Chicago et commencent à préparer l’ouverture d’un social settlement. Elles rencontrent le clergé local et le club des femmes de Chicago. L’une d’elles, intéressée par leur entreprise, décide de leur louer la maison de son cousin Charles Hull, située sur Halsted Street dans le 19e quartier de Chicago, qui deviendra Hull House.
Fondement de l’expérience de Hull House
Quelques données sont nécessaires pour comprendre le contexte : entre 1880 et 1900, neuf millions d’immigrant·es quittent l’Europe pour les États-Unis. Chicago comprend 29 963 habitant·es en 1850, 1 099 850 en 1890 et 2 185 283 en 1910. Les conditions de vie sont déplorables : les connexions aux égouts ne sont pas réalisées dans le Near West Side où se trouve Hull House. Un cheval de trait mort peut rester plusieurs jours sur place avant d’être enlevé59.
Le quartier de Halsted est composé d’une multitude de nationalités : les Italien·nes sont près de 10 000, on trouve des Allemand·es, Polonais·es, Juifs et Juives russes, ainsi que des Bohémien·nes en grand nombre (si bien que Chicago représente la troisième ville bohémienne du monde), ainsi que des Français·es canadien·nes, des Irlandais·es et enfin, les premiers Américain·es60.
Les résidentes de Hull House ont la conviction que les problèmes naissent de l’environnement et non pas du caractère singulier des individus. On peut dire que le logement, l’équipement social, culturel et la santé publique n’ont pas suivi le développement de la ville et l’explosion de la population urbaine.
Jane Addams et Ellen Gates Starr retiennent plusieurs idées de Toynbee Hall : la place de l’art et du beau empruntée à Ruskin et Morris, le fait de venir habiter dans le quartier (to settle) et l’organisation d’activités pour le voisinage. Les activités relèvent pour nombre d’entre elles de l’éducation populaire. Par exemple, des ateliers de poterie, de travail du métal, d’émail et de sculpture sur bois ou encore des cours pour adultes sont donnés dès les débuts de la résidence sociale.
Des classes d’adultes se regroupant d’abord sur une base sociale et ensuite pour acquérir des connaissances spécifiques se sont réunies à Hull-House pendant trois trimestres par an au cours des dix-huit années de son histoire. Un nombre moins important de cours est maintenu pendant un quatrième trimestre chaque été. Les cours les plus populaires et les plus continus ont été ceux de littérature, de langues, d’histoire, de mathématiques, de dessin et de peinture61.
On perçoit un besoin de se former pour avoir des débouchés concrets, comme la maîtrise de la langue, alors que d’autres sont liés à des activités de loisirs (voir ci-dessous la liste des activités pour l’année 1906-1907 et leur analyse). On retrouve, du côté des loisirs, le théâtre bien sûr – Hull House possède une salle de théâtre –, des cours de musique (le jazzman Benny Goodman y participe) mais aussi des sorties à la campagne. Un camp d’été est ainsi créé à 50 kilomètres de Chicago sur une crête dominant le lac Michigan. Pour de nombreux enfants, c’est leur première sortie hors de la ville.
Excursions au grand air et sorties d’été. Le travail de Hull-House en matière d’excursions d’été pour 1906 et 1907 se divisait en deux parties principales : le divertissement de groupes de personnes pendant une journée et le divertissement d’individus dans des maisons privées, des camps d’été, etc. pendant une semaine ou plus62.
Jane Addams et Ellen Gates Starr organisent des conférences (John Dewey sera l’un des conférenciers, par exemple) ; elles mettent à disposition des journaux dans la langue des migrant·es. Elles pensent aussi que ceux et celles-ci pourraient enrichir la vie culturelle et économique si on leur en donnait la chance mais aussi si on prenait en compte leur déracinement. Ce sera par exemple le rôle joué par un musée du Travail créé en 190063.
Plusieurs des entreprises éducatives de Hull-House se sont développées grâce aux efforts déployés pour établir un lien entre la vie passée en Europe et les expériences américaines, de manière à leur donner à toutes deux un sens et une relation. Le musée du Travail de Hull-House a tout d’abord été suggéré par de nombreuses personnes du voisinage qui venaient directement de régions rurales du sud-est de l’Europe où les processus industriels sont encore effectués selon les méthodes les plus primitives.64
Un jour, un homme reproche à Jane Addams la présence de nombreuses photos de vues de pays étrangers sur les murs de Hull House. À ceci, elle répond que pour les personnes vivant dans le quartier, ces images représentent comme un îlot de connus dans un environnement entièrement nouveau65. Cette attitude montre comment l’activité de care66, du « prendre soin », est centrale jusque dans le détail des pratiques. Jane Addams fait preuve d’hospitalité et d’attention à l’égard de la population du quartier, ce qu’elle appelle une connaissance sympathique67.
[Elle a] la conviction, selon les mots du chanoine Barnett68, que les choses qui rendent les hommes identiques sont plus fines et meilleures que celles qui les séparent, et que ces similitudes fondamentales, si elles sont correctement accentuées, transcendent facilement les différences moins essentielles de race, de langue, de croyance et de tradition69.
Les activités de Hull House
Nous avons repris les activités proposées à Hull House durant l’année 1906-1907. On en dénombre 76 différentes. Il n’est pas simple de comprendre, pour certaines, de quoi il s’agit, comme pour celle dénommée « Association », sans autre précision. Nous avons essayé d’identifier les grandes catégories d’activités.
Le social settlement apparaît d’abord comme un lieu où il est possible de venir discuter, que ce soit sous forme de « clubs » ou de cercles. C’est aussi un lieu pour se former par des cours, des conférences et aussi des ateliers de pratique artistique (théâtre, école de musique, cours de reliure). On peut assister à un concert ou à une pièce de théâtre.
Hull House a aussi une fonction d’accueil d’enfants en crèche, sur un terrain de jeu, ou dans un jardin d’enfants. Ceci est complété par un bain-douche, une distribution de lait et de glaces, des sorties, ainsi qu’une maison de la tuberculose.
On trouve une série d’activités que l’on pourrait relier à des préoccupations collectives formant les bases d’un public, au sens de Dewey70, comme l’Association pour le suffrage égal, la Coopération avec le tribunal des mineurs, l’Enquête sur l’absentéisme scolaire, etc. Le musée du Travail est une singularité de Hull House. Il vise à permettre aux enfants des migrant·es de connaître les métiers de leurs parents.
Si l’on se reporte à la couverture de la revue de Nos voisins, nos amis, de 1946, reproduite ci-dessus, nous pouvons remarquer une grande proximité71 dans les activités présentes, mis à part celles qui sont reliées à la réalité de l’époque comme l’absence de douches et de réfrigérateur dans les appartements. Ce qui frappe, c’est la présence à Hull House d’activités d’enquête, dans la continuité de l’enquête de Booth à Londres et prenant ici le nom de Maps and Papers, signalant une pratique plus radicale de changement de l’environnement. Dans la logique de Dewey, l’enquête est l’un des fondements de la démocratie. Elle doit permettre de mieux définir les problèmes pour lesquels les individus s’organisent afin de les modifier.
Les activités de Hull-House, tirées de l’Annuaire de Hull-House de 1906-1907
Annuaire de Hull-House 1906-1907 |
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Administrateurs et résidents Arts et métiers Association pour le suffrage égal Anniversaires publics Bains-douches Banque d’épargne à un sou Branche de la société d’aide juridique Café du commerce Cercle culturel Clôture du dimanche Clubs de l’après-midi pour les enfants Club des femmes de Hull-House Club des garçons Club des hommes de Hull-House Club électrique Club Shakespeare Club social Concerts du dimanche Concours d’athlétisme Conférences publiques Conférence sur l’absentéisme scolaire Conférences grecques Conférences sur la Russie |
Coopération avec le tribunal des mineurs Cotillon de la Saint-Patrick Cours Cours de danse Cours techniques Crèche Crèche Mary Crane Discussions publiques Divertissement musical de Noël École Dante école de vacances Enquête sur la cocaïne École de musique Enquête sur les causes de l’absentéisme scolaire Exposition industrielle Fédération de l’établissement Fête des anciens colons Fréquentation totale Glaces et lait Information et visiteurs Institut éducatif du peuple Gymnase Institut des sciences sociales de Chicago Jane Club Jardin d’enfants La Maison du café La reliure de Miss Starr |
Le Messie Ligue de protection des mineurs Ligue nationale des consommateurs Note de rédaction Nouvelle loi sur la cocaïne Maison de la tuberculose Magasins Mardi gras Musée du Travail Musée municipal Objet tel qu’énoncé dans la Charte Ouverture du bâtiment du Club des garçons Pièces de théâtre grecques Pièces de théâtre italiennes Pièces de la Junior Dramatic Association Programmes de récitals Socialistes chrétiens Société de la paix de Chicago Sorties d’été Studio Syndicats Terrain de jeu de la rue Polk Théâtre Hull-House Théâtre Cinq Sous Utilités publiques Visite du jardin d’enfants |
Source : site Jane Addams Digital Edition
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Au moment où se développe le capitalisme, une partie de la bourgeoisie prend conscience de la pauvreté d’une part importante de la population. Le premier pas qu’elle fait consiste à se rapprocher des populations ouvrières en résidant dans leur univers, à se rendre compte de la réalité de leur existence, ce que Jane Addams théorisera avec le concept de « connaissance sympathique », c’est-à-dire une connaissance qui se construit dans la relation vécue avec les pauvres72. Ensuite, cette classe privilégiée crée l’éducation populaire à partir de l’idée que l’environnement est néfaste et qu’il faut amender la société en transformant ce dernier. Éduquer permet de faire accéder le peuple au vrai mais aussi au beau. De façon sous-jacente, les bases des sciences sociales s’élaborent alors : construire une connaissance à partir de l’expérience du réel. On peut formuler deux remarques concernant ce projet. La première est qu’il contient une part de paternalisme. Si la lutte des classes est claire chez Florence Kelley, résidente de Hull House et traductrice d’Engels, cela est moins vrai pour Jane Addams73. La deuxième remarque est que l’enquête sociale à visée démocratique – la construction de publics chère à Dewey –, a trouvé une place dans les résidences sociales de l’époque aux États-Unis, mais beaucoup moins en France74. C’est donc aussi à l’articulation des classes sociales que se construit la question sociale. L’éducation populaire trouve ici des fondements philosophiques et des formes d’expression finalement assez peu connus en France.