L’alternatif vu depuis le Salon des écritures alternatives en sciences sociales

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Pour commencer, réfléchissant à la question de l’alternatif pour les besoins de ce numéro de Pratiques de Formation/Analyses, je réalise que sans l’avoir prémédité, par trois fois dans le passé, il m’est arrivé d’en passer par ce qu’il serait peut-être possible de considérer comme de l’écriture alternative dans mes démarches de recherche, ou ce qui pourrait lui être apparenté.

Une première fois, il s’est agi d’écriture à proprement parler, pour un livre consacré à Jacques Ardoino2. Écrire (verbe employé à dessein) sur l’inventeur de la multiréférentialité (et en partenariat avec lui) d’une écriture ordinairement universitaire m’avait semblé trop ordinaire, précisément. Aussi m’étais-je risqué, au long de deux cents cinquante pages, à faire s’entremêler trois styles, trois écritures, et même trois typographies différentes, alternant et s’interpénétrant les unes les autres. Versant littérature, Claude Simon avait à peu de choses près pratiqué ainsi dans plusieurs romans. Ne doutant de rien, j’avais repris l’idée, la déplaçant du roman aux sciences de l’éducation. À la relecture une décennie plus tard, je ne sais toujours trop qu’en penser, si ce n’est que cette écriture me semble à peu près lisible malgré son étrangeté.

Une deuxième fois, plusieurs années plus tard, lassé de l’écriture universitaire habituelle (et désormais en voie d’émancipation facile de retraité...), mais toujours attaché aux thématiques éducatives qui me sont chères, je m’étais engagé dans la réalisation un film de fiction de 90 minutes, avec de « vrais » comédiens amateurs. J’avais écrit le scénario et les dialogues à la hâte (reprenant dans les grandes lignes ce que j’essayais de dire dans mes écritures classiques de recherche), ils furent répétés une unique fois, et filmés en deux heures. Quelle énorme surprise de voir parfois de mêmes mots, de mêmes idées, habituellement couchés sur du papier « universitaire », acquérir une réalité autre, dits par des êtres humains de chair et d’os. Contrairement à la première écriture évoquée, effectuée seul, ce film de fiction, sans aucun moyen financier, avait mobilisé au total une quarantaine de personnes bénévoles3. Chose importante sans doute que cette idée de coopération dans l’alternatif.

Ma troisième fois eut lieu au théâtre. À la suite du décès de René Barbier, professeur émérite à Paris 8 dont j’appréciais la façon plurielle et imaginative d’aborder la recherche, j’avais entrepris avec plusieurs ami·es et ancien·nes étudiant·es de lui rendre un hommage sur scène. Un petit théâtre du 19e arrondissement parisien fut loué pour une soirée et, pendant deux heures, avec une mise en scène discrète mais pensée tout de même, nous lûmes nombre de ses textes de recherche mais aussi de ses poèmes. Un accordéoniste rythmait les différentes parties de la soirée, avec entre autres un morceau composé par René Barbier lui-même, sur fond de projection de photographies prise par lui (et non de lui) et de schémas et dessins qu’il avait réalisés sur ordinateur. Poussant la créativité dans ses retranchements (?), outre de musique, la soirée était marquée d’intermèdes durant lesquels une très jeune apprentie comédienne lisait de longs extraits de la bibliographie de René. Chose étonnante dont on ne se doute pas vraiment : déclamées ainsi sur scène, les ingrates et rébarbatives écritures de nos bibliographies de chercheur·ses peuvent prendre un tour poétique.

Si des traces subsistent des deux premiers essais d’écriture différente de la recherche (livre et film), de cette soirée théâtrale autour d’une pensée de recherche en éducation, il ne reste que des photographies prises par des spectateurs. Plus généralement, mes moments d’écriture « classique » m’ont laissé assez peu de souvenirs marquants, mais je conserve par contre d’excellents souvenirs interrogateurs de ces instants où il était devenu possible de dire la recherche autrement, de façon alternative, sans que jusqu’à maintenant j’aie eu l’occasion d’y réfléchir vraiment.

Aussi, les deux premiers Salons de l’écriture alternative en sciences sociales qui se sont tenus à Marseille en 2020 et 2021 vont être l’occasion de s’arrêter un peu sur le sujet. Mais juste avant, un point très rapide sur le sens des mots...

Sens des mots...

Nos chers dictionnaires favoris nous disent sensiblement la même chose : en opposition à l’identité, l’altérité est l’état de ce qui est autre, conformément à l’étymologie (alter en latin : autre).

Alter est évidemment le préfixe de mots donnant l’idée d’une autre forme du mot préfixé : altermondialisme vu comme un autre mondialisme (quel mot pour recherche alternative ? « alter-recherche » ?).

Peut-être un peu plus éloigné de ce qui peut nous intéresser, pour l’électricité, par opposition à continu, le courant alternatif le plus fréquemment utilisé varie de façon sinusoïdale. Dans le même ordre d’idées, « alternatif » se dit aussi d’un courant marin de trajectoire constante, mais dont le sens s’inverse périodiquement, comme certains courants de marée (serait-ce à dire qu’il n’est pas exclu qu’après de l’alternatif, on puisse en revenir au classique ? À moins que des écritures alternatives deviennent des classiques elles-mêmes, définissant de nouvelles normes).

Plus en rapport avec notre sujet, on trouve l’alternative comme choix entre deux solutions (ou davantage, a-t-on envie d’ajouter), un projet alternatif de relance économique par exemple, ou encore comme une autre conception de la production et de la consommation, à l’instar de l’agriculture alternative. L’alternatif devient ce qui constitue une solution de remplacement. Plusieurs dictionnaires mentionnent que ce dernier emploi du terme est critiqué, malgré sa fréquence (critiqué on ne sait par qui ni pourquoi, nulle précision n’est donnée).

Malgré tout, la formule s’est popularisée : médecine alternative (médecine douce, médecine parallèle) en tant qu’approche de la santé différente de celle proposée par la médecine officielle moderne, avec aussi, côté sociologie, l’alternatif comme l’ensemble de communautés qui entendent montrer que des genres de vie différents de ceux qu’imposent les sociétés industrielles et postindustrielles contemporaines sont possibles. Sans oublier, pour faire un pas vers la recherche en éducation, les écoles alternatives avec leurs pédagogies spécifiques, différentes de celles de l’école traditionnelle.

Avant d’en venir au Salon des écritures alternatives, je rappellerai que ces écritures nourrissent partiellement la recherche en sciences humaines et sociales depuis déjà longtemps. Pensons ne serait-ce qu’au journal de Michel Leiris, L’Afrique fantôme qui, en 1934, vient détourner les enquêtes et méthodes habituelles en ethnographie ; à Guillaume le Maréchal de Georges Duby, mis en bande dessinée avec sa collaboration en 1987 ; au film ethnographique en général qui, depuis bientôt un siècle, accompagne l’écriture académique de cette discipline. Même Chronique d’un été, de Jean Rouch et Edgar Morin, est donné comme un film-jalon important du rapport entre sociologie et cinéma, avec une écriture cinématographique particulière. D’autres exemples seraient possibles.

Après cette brève et lacunaire mise au point vaguement historique et terminologique, en quelques lignes d’un « compte-rendu-point-de-vue » très subjectif, que nous disent les deux Salons de l’écriture alternative à partir de vidéos consultées sur le site du Réseau national des écritures alternatives en sciences sociales4 ? Bien plutôt une liste de questions que des affirmations, on le verra tout de suite, auxquelles je me risque à ajouter au passage un peu d’avis personnels...

Les Salons...

Résonances autour de l’alternatif

D’abord, les formes alternatives à l’écriture classique en sciences sociales sont diverses (au passage, qui dira ce qu’est exactement cette écriture classique ?) : écrire différemment, écrire un livre fictionnalisé, une bande-dessinée, mettre en scène une pièce de théâtre, accomplir une performance, faire un film, un montage sonore, etc. Les possibilités sont nombreuses, faisant souvent se croiser plusieurs genres et modes d’expression : ce qui s’écrit peu aussi plus ou moins se parler, se montrer, s’entendre, se dessiner, se filmer, il n’y a de limitation que la créativité de chacun·e.

Pourquoi chercher et écrire ainsi, d’une autre façon ? L’écriture académique ne suffit-elle pas à rendre compte de ce qu’on croit avoir compris de son objet de recherche ? Aurait-elle des incapacités à rendre compte de faits humains intraduisibles, intransposables avec des mots mis en phrases ; toute prose serait-elle inappropriée, faudrait-il un autre mode d’expression ?

Sur un fond quasi épistémologique de l’écriture, penserait-on insuffisamment bien avec l’écrit classique, l’alternatif ferait-il penser mieux, et autrement ? S’il n’est pas qu’un jeu de formes, au sens ludique, pourrait-il dire autrement, et peut-être même dire autre chose que ce que peut dire le mode classique ? Parfois (souvent ?), pour dégager du réel ce qu’il détient de caché et de résistant à l’investigation du chercheur ou de la chercheuse, devant l’incapacité constatée à dire cet opaque-là, est-il nécessaire de s’émanciper d’une forme classique inadéquate, pour la cause de la recherche ?

Se peut-il que le réel ne puisse être exprimé en certains de ses aspects que de façon alternative (non plus des mots, mais des images, des sons), ce qui, poussé plus avant dans sa logique, représenterait un vrai renouvellement intellectuel ?

Ainsi en atteindrait-on à davantage de profondeur (un poème, un haïku, plongeant mieux dans l’émotion, voire la compréhension, qu’une prose universitaire guindée et froide), avec en cet endroit un franc et net engagement de la subjectivité – en tentant tout de même de conserver une certaine distance d’objectivité, autant que possible. Fait-on ainsi davantage jouer sa sensibilité, ses sensations, autres, différentes du cogito-intellect commun ?

On pourrait même donner une place heuristique au cognitif des rêves endormis ou de ceux dits « éveillés » (rêveries) : sans écrits, sans mots, nous aident-ils à progresser dans notre recherche, à mieux réfléchir (on sait scientifiquement que le demi-sommeil facilite la venue d’idées nouvelles) ? Ce qui pourrait s’apparenter à de la pensée sans concepts, par images, captation/réception du monde par d’autres sens. Le poète, le photographe, le peintre, le cinéaste savent le faire parfois. Sans oublier le « Une image vaut mieux qu’un long discours », rabat-joie des chercheur·ses-écriveur·ses en manque de savoir-dire-écrire (bien trop souvent mon cas).

C’est en partie en cet endroit que l’esthétique peut rendre service à un fond de significations restant à mettre à jour. Là où, malgré l’habileté de l’auteur·rice persévérant dans le classique, les mots ne savent plus dire correctement, les images d’un film documentaire, la capsule sonore d’un événement peuvent-elles peut-être mieux approcher ce difficilement dicible, le dévoiler un peu, par d’autres voies ? Rien n’interdisant, point important, l’hybridation écrit/son/image, la rencontre en un seul mouvement des complémentaires lire, entendre et voir (à mon avis, hybridation réussie sans problème par n’importe quel film parlant sous-titré).

Sans omettre que, si le chercheur ou la chercheuse classique, dans son interrelation (et non son interaction) avec son objet, est inclus·e dans cet objet – qu’il ou elle le veuille ou non ­–, il en va de même pour le chercheur ou la chercheuse « alternatif·ve ». Mais cette fois, l’alternatif ferait fortement conscientiser que le réel en est transformé, avec des questions en découlant : comment ce réel est-il modifié par cet alternatif (et surtout, de quelle autre façon que par du classique ?), et comment prendre en compte cette modification, qu’en faire, qu’en dire ? À nouveau, un peu d’épistémologie est questionnée, c’est bien le moins avec un tel sujet.

L’alternatif comme pratique collective et dimensions institutionnelles

Point paraissant important également : on écrit le plus souvent nos comptes-rendus, articles et autres livres de recherche seul·e (plus rarement à deux ou trois, sans qu’on sache très bien à chaque fois comment ont écrit à plusieurs plumes, et même si elles ont vraiment écrit ensemble), tandis que les écritures alternatives – bande-dessinée, cinéma, performance, montage théâtral, etc. – impliquent assez généralement plusieurs personnes ; le travail d’écriture devient travail d’équipe, collectif, mieux peut-être même, travail coopératif (c’est-à-dire avec des objectifs et finalités définies, suivies et progressivement adaptées en commun). C’est ici, entre autres, que la rencontre chercheur·ses-artistes peut se révéler particulièrement fructueuse, si les difficultés de langages différents sont surmontées, obstacle depuis longtemps bien connu des inter et multidisciplinarités, sans parler du multiréférentiel ou, plus récemment, du très en vogue intersectionnel.

Car il ne suffit pas à l’alternatif d’être dans de la coopération réussie entre plusieurs arts et disciplines, il faut en plus que ce qui est produit montre ce que le mode classique n’aurait pu montrer/démontrer, sinon, qu’y gagne le savoir attendu de l’alternatif (si on considère la recherche comme devant apporter des connaissances nouvelles les plus fiables possible) ? À moins de se contenter du ludique, de la beauté du jeu entre champs hétérogènes, ce qui peut déjà être suffisant, pourquoi pas, pour l’Homo ludens chercheur.

Du côté des grandes institutions de la recherche, dans une vidéo, un représentant de l’ANR (Agence nationale de la recherche) déclare que celle-ci considère avec attention, même sympathie semblerait-il, les écritures hybrides. L’Agence observe depuis plusieurs années une montée en puissance des écritures alternatives depuis plusieurs années, et en intègre d’ores et déjà la dimension dans ses travaux. Elle constate que les progrès de l’alternatif ne vont pas partout au même rythme, que ce soit en géographie, en sociologie ou en anthropologie ; ainsi les humanités (lettres) sont-elles en avance sur les sciences sociales. Il existe une résistance de fait dans certaines disciplines, où l’on continue de privilégier le mode d’écriture classique, débouchant sur le beau livre lu par moins de cent personnes…

Du chemin reste à parcourir, qui conduirait à revoir les systèmes de financement de la recherche alternative, également à interroger les systèmes d’évaluation, ceci dès la thèse : s’il est ici ou là possible de présenter sa thèse accompagnée d’un film (et, mieux encore, de faire d’un film sa thèse ?), la chose est encore rare, bien qu’elle semble pourtant promise à se diffuser plus largement.

Comme gage d’avenir, on remarque que les plus jeunes chercheur·ses ou apprenti·es-chercheur·ses sont de plus en plus à l’aise pour circuler d’un monde à l’autre, entre écrit, son, image et montage. La question n’est peut-être plus de savoir si l’écriture classique restera hégémonique, mais de savoir pour combien de temps encore elle le restera dans ce changement de paradigme qui semble s’annoncer.

Par-delà la production de la recherche en mode alternatif, par-delà sa réception institutionnelle, est également posée la question de la dissémination des résultats en direction des citoyen·nes. Le mode classique demeure souvent difficilement lisible dans l’ensemble (malgré des ilots d’originalité) et l’alternatif peut se montrer plus efficace dans cette dissémination des savoirs de recherche vers les publics non spécialisés, ceci d’autant plus que les articles et livres classiques sont de moins en moins achetés et lus, la tendance est à la baisse depuis longtemps maintenant, malgré des rebonds de temps à autres. L’écriture alternative au secours de la vulgarisation (dans le bon sens du terme : mettre à disposition hors d’un cercle d’initié·es) des sciences et de la recherche, les rendant accessibles différemment, en des langages connus (et appréciés ?) : il s’agirait là d’une fonction plus politique de l’alternatif : mettre à portée de toutes et tous les savoirs dégagés par la recherche, les plaçant plus aisément au service du social dans son ensemble.

J’en terminerai ici avec cet aperçu très rapide de l’alternatif vu des deux premiers Salons des écritures alternatives, en me disant qu’après bientôt un siècle et demi d’existence en leur déclinaison moderne, avec en leur sein un mode alternatif allant ainsi s’amplifiant, les « encore jeunes » sciences de l’Homme et de la société sont peut-être sur le point de muter dans leurs formes mêmes, travaillant leurs écritures plurielles pour enfin devenir un peu plus « adultes » et ouvertes au monde.

Notes

1 Salon des écritures alternatives en sciences sociales, à Marseille au Mucem, deux premières éditions 2020 et 2021.

2 Christian Verrier, 2010, Jacques Ardoino, pédagogue au fil du temps, Paris, Téraèdre.

3  L’éducation s’en viendra au long des jardins, 2014, film en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=dV3JJJNelt0

4 Vidéos en ligne : https://gdrecritures.hypotheses.org/

Citer cet article

Référence électronique

Christian Verrier, « L’alternatif vu depuis le Salon des écritures alternatives en sciences sociales », Pratiques de formation/Analyses [En ligne], 66 | 2023, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.pratiquesdeformation.fr/210

Auteur

Christian Verrier

Maître de conférences honoraire en sciences de l'éducation, Université Paris 8

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