Diario di un maestro (Journal d’un maître d’école), Vittorio De Seta. Le film, un livre, Federico Rossin, avec Francesco Grandi

Livre-DVD, Paris, Arachnéen, 2019

Plan

Texte

Vittorio De Seta, né en 1923 à Palerme et mort en Calabre en 2011, est un cinéaste italien surtout connu en France pour ses courts métrages documentaires (35 millimètres noir et blanc). Il a filmé avec une sensibilité à la fois ethnographique et poétique un monde en voie de disparition (El Mundo perduto) : la vie des paysans pauvres du sud de l’Italie. Dans les années 1970, il a connu un grand succès avec Diario di un maestro dont les quatre épisodes, d’environ 70 minutes chacun, ont été vus par un très grand nombre de téléspectateurs (12 millions pour les trois premiers épisodes et 20 millions pour le dernier). Cette série a déclenché un débat national sur l’école et les méthodes d’enseignement. Pourtant traduit dans de nombreuses langues, le téléfilm n’a jamais été projeté en France, sauf dans quelques festivals de documentaires au début des années 2010 : États généraux du documentaire à Lussas ; Filmer le travail à Poitiers… Grâce à l’historien du cinéma Federico Rossin et à l’édition d’un livre/DVD en 2019 (Arachnéen), le film voit enfin son importance tant cinématographique que pédagogique reconnue.

 

 

Une question sociale traitée avec originalité

Dans un contexte de boom économique, alors que l’école suscite des débats dans la société et que la télévision s’installe dans les foyers, la RAI1 propose à De Seta d’adapter le livre d’Albino Bernardini2. Dans Un anno a Pietralata, l’auteur décrit son quotidien d’instituteur et ses choix en pédagogie nouvelle dans une école de la banlieue populaire de Rome. Les élèves, pour la plupart issus de familles immigrées du sud de l’Italie, sont rejetés tant par la société que par l’école de quartier. Pour faire ce film, De Seta commence un travail de terrain à Tiburtino III, dans la banlieue est de Rome, et lit des ouvrages de pédagogie nouvelle, en particulier Célestin Freinet3, dont les idées se diffusent rapidement en Italie, et Lorenzo Milani4, un prêtre qui dresse un constat sans appel de l’échec scolaire des enfants de la campagne autour de Florence. De Seta est frappé par la misère sociale dans les bidonvilles, le travail précoce des enfants et l’incapacité de l’école traditionnelle à lutter contre ces phénomènes. Il comprend alors qu’il ne peut pas réaliser un film traditionnel sur ce sujet avec scénario, acteurs, découpage des plans… Le film doit s’adapter à la conception libératrice et révolutionnaire de l’école nouvelle. Il doit la mettre en œuvre.

Le choix fondamental, ça a été de ne pas faire de film ; en réalité, nous avons fait une école et nous l’avons filmée. Ma position a été d’une modestie absolue. L’école d’avant-garde est basée sur l’intérêt de l’enfant. Faire un film sur un enseignement qui ne doit pas être notionnel, qui ne doit pas « enseigné ». Du coup le film ne peut être « interprété ». De la même manière qu’on abolit les manuels, on abolit le scénario5.

De ce choix fondamental découle l’originalité du film : pas vraiment de scénario, même si De Seta en a remis un pour respecter le contrat avec la RAI ; l’ouvrage de Bernardini n’est qu’une source d’inspiration parmi d’autres ; peu d’acteurs, mis à part le rôle du maestro Bruno D’Angelo joué par Bruno Cirino6, et celui des trois autres enseignant·es (le directeur, son adjointe et un collègue). Le parti pris de De Seta est de mettre en scène une véritable expérience pédagogique dans le cadre d’une vraie classe, avec les enfants et les adolescents du quartier, ainsi que leurs parents. Comme l’école, le cinéma doit s’adapter à la vie et à la société contemporaines. Pour cela, le réalisateur puise dans son expérience documentaire marquée par un regard anthropologique et une empathie avec ses personnages.

Il s’entoure d’une équipe réduite : un conseiller pédagogique, Francesco Tonucci, chercheur en psychologie qui s’inspire des méthodes de Célestin Freinet comme la coopération, l’ouverture de l’école, les recherches thématiques, le journal de classe ou l’imprimerie ; Antonio Grignioni, jeune ingénieur son qui inventa une forme de clap électronique pour synchroniser prise de vue et son, tout en préservant la spontanéité des enfants qui ne savaient pas quand ils étaient filmés ; Luciano Tovoli, chef opérateur, équipé d’une caméra légère 16 millimètres couleur portée à l’épaule, dans la tradition du cinéma direct. Il était muni d’une sorte de steadicam avant l’heure, c’est-à-dire d’un harnais attachant la caméra à son corps qui lui permettait une grande réactivité pour saisir les actions et les improvisations des enfants, toujours en mouvement.

Le tournage fut réalisé sur quatre mois, en 1971, dans une véritable salle de classe de l’école du quartier. Les seize adolescents7 habitaient à proximité, dans des logements sociaux ou dans le bidonville. Ils étaient tous rémunérés par la production. Pour la plupart d’entre elles, les familles adhéraient au projet, lequel donnait une visibilité à leur situation sociale et économique. Le tournage avait lieu le matin de 10 à 12 heures. L’après-midi, les élèves restaient à l’école pour suivre les cours d’un instituteur lui aussi adepte de l’éducation nouvelle, ce qui permettait une continuité entre séances scolaires et cinématographiques. Le film fut tourné dans l’ordre chronologique pour maintenir la continuité pédagogique et la cohérence de l’action des élèves. Ce choix, réaffirmé au montage, est fondamental. Il permet de voir la pédagogie alternative se mettre en place en même temps que s’affirme une méthode originale de faire du cinéma. On passe de la caméra hésitante et des enfants surjouant le chahut de la première séquence, à l’éblouissante séquence finale d’affrontement entre le maître et le directeur, et de défense spontanée de la pédagogie nouvelle par les enfants.

Un film qui s’invente en se faisant

Ce qui a fait l’originalité et le grand succès auprès du public de Diaro di un maestro, c’est qu’il que le film montre avec beaucoup de conviction la mutation profonde et rapide de la classe, qui passe de l’académisme scolaire à l’éducation nouvelle : le maître découvre l’environnement social de ses élèves, descend de son estrade, tombe la veste et enlève la cravate ; les enfants abandonnent leur statut de cancres chahuteurs pour devenir les membres actifs d’un collectif qui étudie, comprend et apprend.

Le premier épisode (71 minutes) commence par l’arrivée en voiture dans la banlieue de Rome d’un jeune diplômé prenant son premier poste de titulaire d’une classe. Il est plutôt mal accueilli par des collègues qui considèrent qu’il n’y a rien à faire de cette classe poubelle peuplée de voyous sans avenir. Les premières scènes en classe sont jouées de manière conventionnelle par des enfants perturbés et perturbateurs debout sur les tables, un maître traditionnel interrogeant des élèves muets ou débitant des savoirs détachés de leur quotidien appris par cœur, sans les comprendre. Le maestro D’Angelo constate que la classe est désertée et s’engage dans la difficile recherche des élèves absents qui, pour la plupart, travaillent pendant la période scolaire pour subvenir aux besoins de la famille. Ce qui se joue alors, c’est la compréhension de leur quotidien et des conditions de vie des familles immigrées (du sud de l’Italie) qui composent le sous-prolétariat urbain ; c’est aussi l’expérimentation d’une pédagogie en cohérence avec leur socialisation familiale, leurs représentations du monde et leurs attentes.

Dans le deuxième épisode, une communauté d’élèves se constitue dans le cadre de la recherche des absents, de parties de foot dans des terrains vagues, de découvertes par le maître de leurs compétences et de leur monde à la frontière de la ville et de la campagne… Une sorte d’école de la vie de laquelle on ramène pour la classe des centres d’intérêt, des savoirs, des idées, des animaux… En parallèle, les débats avec le directeur, puis le cours magistral à la fac et l’échange avec une camarade rencontrée à l’université finissent de convaincre D’Angelo de s’engager dans une pédagogie active. Il constitue alors les premiers ateliers autour des lézards, des grenouilles et d’un vivarium. Puis à l’occasion de « l’emprunt » d’une voiture par quelques élèves, il organise un travail d’une dizaine de jours autour de la question du vol, avec le témoignage d’un jeune passé par les maisons de correction. Le film montre le fort intérêt des enfants, leur écoute attentive, la confection de journaux muraux, l’écriture de textes collectifs, corrigés et tapés à la machine, etc. Bref, la constitution d’une communauté d’élèves, marquée par l’aménagement de la classe et des gestes hautement symboliques : la suppression de l’estrade, devenant une bibliothèque où sont rassemblés les biens communs, la création d’une caisse alimentée par le maître et les élèves, qui donne du sens à l’apprentissage de l’arithmétique, l’élection démocratique de responsables tournants.

Le troisième épisode (65 minutes) s’ouvre sur des pelleteuses qui abattent de vieilles maisons sous le regards des enfants, très sensibilisés par les problèmes de logement que connaissent leurs familles. De retour à l’école, le maître se saisit de cette actualité pour alimenter sa pédagogie, qui se formalise peu à peu : partir des réalités vécues par les élèves, en faire un sujet d’investigation, de rédaction de textes ou de panneaux d’information, inciter les enfants à une analyse critique de leur production afin d’engager un travail collectif. Dans cet épisode, les thématiques de travail collectif se multiplient, allant de l’analyse des carrières résidentielles des familles au vécu des parents et grands-parents durant les deux guerres mondiales, en passant par la visite au pas de charge de Rome ou encore sur les manières de faire de l’histoire. Comme dans chaque épisode, on retrouve l’introduction de nouveaux outils (l’imprimerie scolaire et le journal de classe) et une réflexion sur le sens des pédagogies nouvelles : ici, un échange entre D’Angelo et un de ses collègues, d’accord pour critiquer les limites de la pédagogie traditionnelle mais se demandant pourquoi il ferait des heures supplémentaires gratuites : « On n’est pas des missionnaires. » On remarquera la scène finale de la déclaration de guerre par Mussolini à la France et à la Grande-Bretagne, marquée par l’étonnante qualité d’écoute des enfants. Leur spontanéité dépasse bien souvent le jeu et le travail d’improvisation des acteurs professionnels.

Dans le dernier épisode, les parents racontent leur guerre. Ils entrent à l’école. Les enfants les interviewent, recueillent leurs paroles, les synthétisent et les complètent par une documentation écrite. Puis ils décident d’en faire un ouvrage en deux chapitres qu’ils intitulent après débat et vote : « V, ne pas tuer ». La parole des enfants est de plus en plus facile et spontanée mais aussi de plus en plus réfléchie. Ils s’écoutent, tirent des conclusions, comme le moment sur la non-violence par exemple, après la lecture par l’instituteur d’un passage de l’Évangile aux enfants8. Toujours dans une dynamique d’allers et retours entre l’école, la famille et le quartier, les élèves entament une grande enquête sur le travail des enfants. Ils font des entretiens, prennent de nombreuses photographies et réalisent un travail d’analyse et de synthèse. C’est alors que survient le directeur, qui a décidé d’évaluer le niveau scolaire des élèves, supposant leurs faiblesses et leurs vraisemblables échecs à l’examen de fin d’année. Malgré l’enthousiasme des enfants et un débat pédagogique très animé entre le directeur et l’instituteur sur les niveaux, les programmes, le rôle de l’école dans la formation de l’esprit des enfants et d’individus indépendants, libres et responsables, l’institution scolaire refuse les nouvelles pédagogies. D’Angelo ne peut que le constater, abandonner et retourner au sud, dans sa famille. Constat d’échec donc, même si la scène finale montre le retour du maestro et l’accueil enthousiaste des enfants.

Cinquante ans après, approches cinématographique et éducative restent pertinentes

L’édition en 2019 pour la première fois en France d’un DVD de l’intégrale de Diario de un maestro est accompagné d’un ouvrage collectif de 128 pages. En s’appuyant sur une iconographie riche et diversifiée, Il s’agit de situer le film dans son contexte tant cinématographique que socioéconomique et de mettre en perspective cette expérience pédagogique par rapport aux débats sur l’école, et en particulier la scolarisation des exclus du boom économique.

Dans la première partie, « Histoire d’un film », Federico Rossin décrit les modalités de fabrication du film. Il nous éclaire notamment sur les conditions du montage réalisé par De Seta, assisté par Cleofe Conversi. Il s’est déroulé d’août 1971 à octobre 1972. Le matériau était énorme (36 000 mètres de pellicule et 50 heures de rushes) et chaotique, dans la mesure où il n’intégrait quasiment pas les repères traditionnels du montage classique (scènes doublées, contre-champs, plans de coupe, raccords). L’enjeu était de conserver l’intensité des actions vécues-filmées et la spontanéité des enfants. Le choix de De Seta a été de supprimer les temps morts, d’utiliser une voix off, de fragmenter les séquences et donc de tailler dans les longs plans séquences souvent valorisés par le cinéma direct comme signe d’authenticité. Ceci renforce l’originalité de Diario di un maestro qui s’avère n’être ni un documentaire pédagogique, ni une fiction dramatique. Les quatre épisodes du film, projetés par la RAI le dimanche en début de soirée, en février-mars 1973, déclencha un débat national sur l’école et de fortes critiques, en particulier des enseignants, considérant comme irréalistes, dangereuses, voire inégalitaires les méthodes pédagogiques nouvelles. Ce que le film montrait déjà, en faisant porter la critique de l’école non pas sur les limites des pédagogies traditionnelles mais sur la violence du refus des expérimentations et des méthodes nouvelles par la majorité des enseignants.

Face au succès du film, De Seta réalise en 1977 et 1978 quatre documentaires plus classiques visant à montrer la possibilité, voire la nécessité de nouvelles pédagogies et d’une transformation de l’école. Tournés en Lombardie ou dans les Pouilles, ils mettent en scène les enfants dans ces classes nouvelles et les professionnel·les militant·es des pédagogies actives, les enseignant·es, un linguiste, le personnel médical… Réalisés en 16 millimètres couleur, ils furent diffusés par la RAI en 1979 et 1980. La deuxième partie de l’ouvrage, intitulée « Quand l’école change », propose une transcription en français des dialogues et des voix off des quatre documentaires, deux étant centrés sur les classes appliquant des méthodes nouvelles (Partir de l’enfant et Travailler ensemble ne fatigue pas), deux abordant des aspects particuliers : Tous les citoyens sont égaux sans distinction de langue (Constitution italienne) souligne les problèmes posés par le maintien des langues locales dans le sud de l’Italie et le rôle que devrait jouer l’école dans ce cadre ; Les « différents » aborde l’éducation des enfants handicapés.

Ces expérimentations rappellent que, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et la reconstruction du pays et de l’économie, des réflexions et des initiatives se sont multipliées en Italie, venant de prêtres comme Don Lorenzo Milani, d’instituteurs comme Mario Lodi9 et Albino Bernardini ou encore des personnels de la recherche, des responsables d’organisations caritatives… Comme le montre Franscesco Grandi dans la troisième partie de l’ouvrage, intitulée « Pour une imagination pédagogique. Éducation, activité politique et éditoriale en Italie, 1945-1980 », cette dynamique pose le constat de l’inégalité scolaire, multiplie les expérimentations pédagogiques et débouche sur la constitution de réseaux d’échange, d’entraide, de circulation des informations ou de diffusion éditoriale.

En contextualisant l’œuvre de De Seta et en donnant toute une série d’informations sur la fabrication du film, le livre/DVD permet de mieux comprendre son actualité et comment il résonne encore aujourd’hui, cinquante après, non seulement avec les débats contemporains sur l’école mais aussi avec l’évolution du cinéma. Depuis deux décennies, de nombreux films n’hésitent pas à se saisir des grandes questions sociales (l’évolution du travail contemporain, entre autres) en articulant souvent, pour ce faire, les techniques de la fiction et du documentaire : individus jouant leur propre rôle, scénario glissant apte à prendre en compte le surgissement du réel, petites équipes et matériels légers. On retrouve ce qui est l’aspect le plus saillant et novateur de Diario di un maestro, c’est-à-dire sa capacité à mettre en forte cohérence son sujet, l’apprentissage par un enseignant de nouvelles méthodes pédagogiques actives et les choix de réalisation, particulièrement innovants, de Vittorio De Seta.

Notes

1 Nom de la télévision publique italienne (Radiotelevisione italiana SpA).

2 Albino Bernardini, 1968, Un anno a Pietralata, Florence, La nueva Italia.

3 Célestin Freinet, 1969, Pour l’école du peuple, Paris, Librairie François Maspero.

4 Don Lorenzo Milani, Esperienze pastorali (Expériences pastorales), Florence, Libreria editrice fiorentina.

5 Vittorio De Seta (1958), cité par Federico Rossin, Francesco Grandi, 2019, Journal d’un maître d’école. Le film, un livre, Paris, L’Arachnéen, p. 17.

6 Né en 1936 dans une famille de la grande bourgeoisie napolitaine et mort en 1981 d’une crise cardiaque, Bruno Cirino adhère au parti communiste italien et fait une courte et remarquée carrière dans le cinéma militant ou d’auteur.

7 Tous des garçons, l’école italienne n’est pas encore mixte à cette époque. On notera que la série documentaire nous plonge dans un monde masculin, les rares figures féminines étant muettes ou cantonnées à des rôles de collaboratrices.

8 Lecture qui n’est pas sans étonner le public français, forgé par la séparation de l’Église et de l’État depuis plus d’un siècle.

9 Mario Lodi, 1970, Il Paese sbagliato. Diario di un’esperienza didattica, Turin, Einaudi.

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Jean-Paul Géhin, « Diario di un maestro (Journal d’un maître d’école), Vittorio De Seta. Le film, un livre, Federico Rossin, avec Francesco Grandi », Pratiques de formation/Analyses [En ligne], 66 | 2023, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 26 avril 2024. URL : https://www.pratiquesdeformation.fr/204

Auteur

Jean-Paul Géhin

Sociologue, Université de Poitiers, Gresco