« Écriture » alternative dans une thèse de doctorat. Essai sur l’utilisation de la bande dessinée à l’université

  • Alternative “writing” in a doctoral thesis. Essay on the use of comics at university

Abstracts

Après une prise de conscience du caractère hégémonique de l’écrit comme modalité de validation des connaissances et compétences, l’autrice interroge les possibilités d’une écriture alternative dans le cadre de ses travaux universitaires, et plus précisément de sa thèse. Cet article décrit son cheminement personnel et les raisons qui l’ont amenée à choisir, parmi plusieurs options, la bande dessinée. Il est aussi une occasion d’expérimenter la bande dessinée non seulement en tant que modalité d’écriture scientifique, mais aussi en tant qu’outil méthodologique à part entière.

After realizing the hegemonic nature of writing as a modality for validating the knowledge and skills, the author questions the possibilities of an alternative writing as part of her academic work and more specifically of her thesis. This article describes her personal journey and the reasons that led her choosing, among several options, comics. It is also an opportunity to experiment with comics not only as a modality of scientific writing, but also as a methodological tool in its own right.

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© Servane Boursier

 

 

© Servane Boursier

 

 

© Servane Boursier

Spécificités des écritures alternatives dans la recherche en sciences sociales

À la suite de la première expérience de « texte libre » présentée en ouverture de cet article, s’est posée la question de mon projet dans sa mise en forme. Cette question est, me semble-t-il, trop rarement pensée et travaillée – et d’autant plus en tout début de thèse. Dans ma perception des choses, la forme fait partie intégrante du discours et de la production scientifiques. Choisir un média, ou un autre, un style d’écriture, ou un autre, c’est déjà faire un choix méthodologique. Présenter un extrait d’entretien sous une forme vidéo dans un montage documentaire n’est pas du tout la même chose que le présenter à l’écrit, dans le corps d’un texte. Ce n’est pas la même chose pour la lectrice ou le lecteur, ceci semble évident, mais ce n’est pas non plus la même chose pour la chercheuse-autrice. Car l’outil avec lequel elle travaille influence qualitativement le résultat de sa production.

Dans l’exemple cité, l’extrait vidéo apporte beaucoup plus d’informations qu’une transcription textuelle : l’attitude générale de la personne – sa manière de se tenir, de bouger, de parler, la tonalité de sa voix, des particularités morphologiques, sociologiques, etc. –, l’agencement du lieu, parmi d’autres éléments. Mais, en même temps, le format vidéo est fortement contraint par le temps : on ne peut pas produire un film trop long sous peine de perdre le public, et on ne peut pas non plus en densifier démesurément le contenu. En conséquence, le format vidéo impose de faire des choix plus tranchés dans la sélection des éléments à mettre en valeur et, corrélativement, des éléments à écarter. Dans les deux cas, il est nécessaire d’expliciter le processus de production et de justifier ses choix.

Or, le média de restitution n’est généralement pas choisi pour ses qualités méthodologiques et discursives, mais adopté par défaut. C’est pourquoi il m’a semblé indispensable, en cette première année de thèse, d’intégrer une réflexion sur l’écriture à ma recherche. Il se trouve qu’en tant qu’ancienne infographiste, j’ai plusieurs cordes à mon arc. J’ai été formée au cinéma, au dessin et au film d’animation, entre autres. Je suis donc assez peu contrainte par mes compétences, ce qui me permet d’avoir un éventail de possibles plutôt ouvert. Sur quels critères, alors, me baser pour faire un choix ?

Le premier média que j’ai choisi d’évaluer a été le dessin animé. Un choix assez naturel pour moi, dans la mesure où le dessin animé a été mon corps de métier pendant onze ans. Mais j’ai écarté assez rapidement cette option pour des raisons économiques. Pour donner un ordre de grandeur, un long-métrage d’animation d’environ une heure trente nécessite entre deux et trois ans de production et des équipes coordonnant en moyenne cent à deux cents professionnel·les. Bien sûr, cela dépend fortement des techniques employées et de l’esthétique du rendu final, certaines étant plus coûteuses que d’autres. Il est donc tout à fait possible de penser la production pour une bonne efficacité économique. Néanmoins, seule, au plus fort de mes capacités et avec le matériel dont je dispose, la productivité maximum envisageable serait d’environ une minute par mois, ce qui est bien insuffisant en regard du délai auquel je suis astreinte dans le cadre de ma thèse. Là encore, il y aurait des solutions à explorer, comme établir un partenariat avec des étudiantes graphistes par exemple – une option que j’ai écartée pour conserver mon autonomie.

Cela dit, en m’appuyant sur mes connaissances de l’outil, je suis en mesure de mettre en avant quelques avantages à choisir le média dessin animé. Premièrement, je peux montrer le réel par le biais d’un travail de reconstitution. Contrairement au film documentaire, je peux m’affranchir de certaines contraintes techniques (comme ignorer la présence d’objets pouvant gêner le cadre, par exemple). Je peux « décalquer » – via la rotoscopie – une prise de vue réelle (par exemple, un entretien) en modifiant suffisamment de détails pour assurer l’anonymisation des participants. Je peux également inclure certains éléments graphiques comme des schémas, par exemple, animés ou non.

Deuxième média auquel j’ai pensé un temps, avant de l’écarter aussi : le film documentaire. Je considère en effet la vidéo comme un excellent média pour le travail scientifique. En reliant le travail de terrain et le travail de restitution, il permet de trouver une véritable cohérence dans la démarche méthodologique du chercheur ou de la chercheuse. Il n’est donc pas surprenant que ce soit le seul média couramment mentionné dans les formats possibles pour une thèse, notamment en sociologie et en anthropologie. C’est aussi un format relativement accessible économiquement. Le matériel peut certes être un peu coûteux, mais il est maintenant possible de s’en sortir avec du matériel non professionnel, à des prix abordables. L’inconvénient majeur de ce média : pour que le film soit diffusable, il suppose d’obtenir les droits à l’image d’une majorité des participants et entrave ainsi le principe d’anonymisation des sources. C’est l’une des raisons qui m’ont fait écarter cette option, mais pas la seule. La spécificité de ma recherche réside dans le fait que je travaille sur un terrain dans lequel je suis impliquée depuis bien avant le début de ma recherche ; j’ai besoin de pouvoir rendre compte de ces moments où je n’étais pas encore chercheuse, mais déjà en recherche. Le seul moyen d’inclure ces moments dans un film serait de les reconstituer par la fiction1, qui demande des moyens matériels et humains plus importants que le documentaire (actrices, techniciens, etc.).

C’est ainsi que j’en suis revenue à la bande dessinée, qui m’a semblé regrouper, pour l’essentiel, les avantages du film d’animation, sans en avoir les inconvénients. Restait alors à définir comment inclure la bande dessinée dans ma méthodologie de recherche, s’il s’avérait possible d’en tirer une certaine pertinence méthodologique.

Élaboration d’une méthodologie de recherche adaptée

Je ne parlerai pas ici de ma méthode de production picturale à proprement parler (choix du support, des matériaux, des effets graphiques, de la mise en page, etc.), bien que cela ne soit pas dénué d’intérêt. Je me concentrerai sur la question de la place et du rôle de l’écriture graphique dans mon processus de recherche : en quoi l’introduction d’éléments de roman graphique dans le corps d’un texte scientifique – a fortiori lorsqu’il s’agit d’une thèse – transforme-t-elle la pratique de la recherche dans son ensemble ? Quel agencement méthodologique envisager pour ma recherche, au regard de mon projet et de mes objectifs ? Comment faire en sorte que l’utilisation d’une écriture grapho-textuelle ne soit pas uniquement cosmétique mais qu’elle tienne bien un rôle, à part entière, dans mon travail ? L’écriture de l’introduction de cet article – bien que sans doute non aboutie en raison des contraintes temporelles – a été fort instructive sur ces questions, me permettant d’expérimenter concrètement les possibilités et limites de la bande dessinée en tant qu’outil méthodologique.

L’une des principales contraintes de la bande dessinée est que son temps de production est bien supérieur à celui d’un texte équivalent. Encore faut-il comprendre « équivalent » au sens large car en réalité, retranscrire un événement en texte ou le retranscrire en images sont deux processus totalement différents, qui en rendent les résultats qualitativement incomparables. Disons « équivalent » dans le sens où l’un et l’autre restitueraient une même donnée (moment d’observation, extrait d’entretien, etc.). Sur un même temps déterminé, il est a priori impossible de retranscrire autant de données avec des planches dessinées qu’avec du texte. Ceci est d’autant plus vrai pour moi qui ne suis pas autrice de bande dessinée à la base, mais graphiste dans le dessin animé. Je n’ai pas assez d’expérience dans l’écriture bédéesque pour utiliser ce langage comme s’il m’était naturel, ou du moins de manière aussi fluide que les écritures textuelles ou filmiques.

Comme toute contrainte, ce temps de production peut être appréhendé négativement, comme une limite, ou bien positivement, comme une ressource. En effet, si j’accepte l’idée de ne pas pouvoir tout dire, tout écrire, tout dessiner, alors cette contrainte qui m’oblige, en amont, à opérer des choix entre « ce que je vais décrire » et « ce que je ne vais pas pouvoir décrire » est en même temps ce qui va m’obliger à m’en tenir à ce que j’estime pleinement signifiant au regard des questions qui m’occupent. C’est un phénomène qui a été soulevé par Pierre Nocerino, après qu’il se soit lui-même essayé à l’ethnographie dessinée dans sa thèse : « L’auteur doit accepter de laisser de côté une part plus importante de matériaux. Pour autant, la démonstration n’en sera pas forcément moins bonne : elle devra être plus efficace. Recourir à la BD contraint les ethnographes à éviter de tomber dans le piège de l’exhaustivité, évidemment impossible à atteindre2. »

Comme expliqué plus haut, mon travail a ceci de particulier qu’il se déroule dans un collectif où j’ai été très fortement impliquée bien avant de décider de l’étudier. De fait, j’ai produit des données d’observation par des méthodes classiques (journal de terrain, entretiens formels ou non) depuis mon engagement dans ma recherche, mais j’en avais également recueilli de manière plus informelle avant que ce collectif ne soit mon objet d’étude : une expérience personnelle qui va nécessiter de ma part un effort de mémoire pour en retranscrire, au plus près, les temps forts.

La première étape consiste à identifier ces temps forts dans mon parcours, ceux par lesquels j’ai le sentiment d’avoir particulièrement avancé dans la compréhension de mon terrain, de ma pratique, ou dans mes réflexions en lien avec la problématique qui m’occupe. Ces moments que l’on pourrait qualifier de « kaïros d’autoformation expérientielle », selon la formule de Pascal Galvani3. À titre d’exemple, les planches présentées en ouverture de cet article ont été construites à partir de trois moments décisifs de mon parcours concernant les écritures alternatives : le moment où l’idée d’explorer d’autres voies que le texte a émergé, le moment où cette idée a pu être socialisée, et celui où je l’ai expérimentée pour la première fois.

Pour identifier ces moments clés, j’ai choisi non seulement de faire confiance à mon intuition, mais plus encore de la stimuler. Sur le plan « technique », il s’agit de créer les conditions d’une détente du corps et de l’esprit propice à la suspension de toute intentionnalité et à l’accueil bienveillant de ce qui me traverse et me meut malgré moi. C’est un geste qui peut se travailler et que j’ai moi-même affiné à travers des pratiques sportives et artistiques. Chaque personne a sa propre technique pour atteindre à cet état – se promener dans la nature, regarder les flammes danser dans une cheminée, écouter de la musique, pratiquer l’écriture intuitive, un sport, la méditation, etc. Je me mets en condition, puis j’appelle la question qui m’occupe et je laisse libre cours aux idées qui me viennent. Dans mon cas, j’ai pris la peine d’anticiper les outils de prise de notes, de dessin ou d’enregistrement, afin que cette étape se déroule de façon fluide.

Une fois cette phase de recherche intuitive aboutie et quelques moments clés identifiés, je reviens à une méthodologie plus cadrée. Je cherche dans les différents documents à ma disposition des éléments relatifs aux événements choisis. Ceux-ci peuvent être des photographies, des dessins, des extraits de journaux, des notes de réunion, des extraits d’entretien ou même, pourquoi pas, des écrits académiques. Lorsque cela est possible, je peux solliciter un échange avec une ou plusieurs personnes ayant partagé ce moment avec moi. L’objectif est de m’aider à distinguer les faits objectifs de mes affections subjectives. J’essaie alors de répondre aux questions suivantes : quand cela s’est-il déroulé ? À quel moment (saison, jour, heure, contexte, etc.) ? Où cela s’est-il déroulé ? Comment le lieu et les personnes étaient-ils disposés ? Où étais-je moi-même positionnée ? Qu’est-ce qui était dans mon champ d’observation ? Qu’ai-je pu observer (voir ou entendre) ? Qu’ai-je ressenti ? Qu’est-ce qui s’est joué, pour moi, au cours de cet événement ? Et pour les autres ? Le collectif ? L’institution ? Quelle était la situation avant, pendant et après ce moment ? Y a-t-il des éléments marquants à mentionner ? Une ambiance lumineuse ? Colorée ? Sonore ? Une impression tactile ? Une odeur ? Une émotion ?...

Certaines de ces questions peuvent ne pas trouver de réponse (souvenirs et traces trop flous) ou bien encore se révéler non pertinentes. Dans ce cas, cette indication est aussi à prendre en compte dans le travail de reconstitution. Par exemple, sur les planches présentées ici, on remarque l’absence de décor. Le moment où j’ai découvert le cahier de Louna est tout à fait clair dans mon souvenir : je me souviens parfaitement où j’étais, avec qui, dans quelle position, quelle heure il était, etc. Mais ce moment aurait pu se dérouler ailleurs, avec d’autres personnes, sans que cela ne change le résultat final. Le seul élément important de ce moment était le cahier de Louna et son contenu, et c’est pourquoi j’ai choisi de le mettre en valeur en lui donnant une place centrale dans la page, et en omettant la contextualisation précise de son advenue.

 

 

© Servane Boursier

À l’inverse, mon premier jet d’introduction dessinée pour ma thèse (voir ci-dessus) met en scène ma première impression en arrivant sur le lieu de mon stage. Je venais juste de déménager en province après avoir souffert de nombreuses années d’une vie parisienne particulièrement aliénante. Étant arrivée en avance, je me suis retrouvée seule dans cet espace rural désert, entourée de champs à perte de vue, face à un lever de soleil hivernal. Le froid était mordant, ce qui, pour l’ancienne patineuse que je suis, s’est avéré particulièrement apaisant. Ce lieu et son ambiance, à ce moment-là, ont joué un rôle central – qu’on pourrait qualifier d’écoformateur4 – tant dans ma manière d’aborder la semaine d’observation qui a suivi que pour moi-même, sur un plan existentiel. C’est pourquoi j’ai choisi non seulement d’accorder une grande partie de cette première planche au décor mais, en plus, de le présenter à travers une photographie plutôt que de le dessiner, ce afin de situer exactement le décor, en laissant le moins de place possible à l’imagination de mes lecteurs.

Conclusion

On comprend aisément, à travers les quelques exemples donnés ci-dessus, comment les caractéristiques du média choisi influencent le travail méthodologique du chercheur ou de la chercheuse, ouvrant des possibles que le texte seul ne permet pas. De par la double contrainte temporelle et spatiale qui s’exerce sur eux, l’utilisation de la bande dessinée les oblige à travailler davantage l’étape de retranscription que ne le fait l’écriture textuelle, ou du moins à la travailler en ayant une meilleure conscience des choix qu’il ou elle opère. On aboutit ainsi à une restitution à la fois plus directe, plus percutante, moins encombrée de détails, et qui en même temps assume davantage les dimensions fictionnelles liées au travail de mise en récit et de mise en forme.

Nick Sousanis, premier auteur d’une thèse entièrement écrite en bande dessinée, va même plus loin en proposant l’idée que « les langages sont de puissants outils pour explorer les abîmes encore plus profonds de notre entendement. Mais, malgré leur force, les langages peuvent devenir des pièges. En confondant leurs limites avec la réalité, nous voilà, comme les Flatlandais, aveugles aux possibilités au-delà de ces frontières factices, privés de conscience comme des moyens d’en sortir. Le médium de notre pensée définit ce que nous pouvons voir5. » Ainsi, l’utilisation de la bande dessinée ouvrirait des perspectives pour la recherche encore plus larges que celles que j’ai envisagées en premier lieu.

Concernant ma thèse, je m’en tiendrai à un objectif moins ambitieux : rendre compte de mes observations à travers des vignettes ethnographiques dessinées. La méthodologie, elle, continuera sans doute de s’affiner à mesure que j’avancerai dans mon travail.

Notes

1  Voir à titre d’exemple le travail de Nicola Maï, 2016, « Travel » (en ligne : https://www.anamorphose-films.net/projet/travel/).

2  Pierre Nocerino, 2016, « Ce que la bande dessinée nous apprend de l’écriture sociologique », Sociologie Et Sociétés, vol. 48, n° 2, p. 169-193 (en ligne : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02430067/).

3   Galvani Pascal, 2020, Autoformation et connaissance de soi. Une méthode de recherche-formation expérientielle, Lyon, Chronique Sociale.

4   Gaston Pineau, Dominique Bachelart, René Barbier, Dominique Cottereau, Jean Burger, 2001, Éducation permanente, n° 148 : « Pour une écoformation. Former à et par l’environnement ».

5   Nick Sousanis, 2016, Le Déploiement, Arles, Actes Sud.

Illustrations

References

Electronic reference

Servane Boursier, « « Écriture » alternative dans une thèse de doctorat. Essai sur l’utilisation de la bande dessinée à l’université », Pratiques de formation/Analyses [Online], 66 | 2023, Online since 01 January 2023, connection on 04 October 2024. URL : https://www.pratiquesdeformation.fr/122

Author

Servane Boursier

Doctorante en sciences de l’éducation, Université Paris 8, Experice